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Mark Turner | Conférences au Collège de France


© Mark Turner, 2000.

Cette conférence a été donnée au Collège de France, 11, place Marcelin-Berthelot, Paris 5e, le mardi 6 juin 2000 à 14h30, dans la salle 2.

L’imagination et le cerveau

INTRODUCTION

Je remercie l’administrateur et les professeurs du Collège de France de m'avoir invité à parler de l’imagination humaine. Depuis l'époque de la Grotte Chauvet, la France est un jardin de l’imagination humaine, et la France a toujours été un jardin de science. Il est donc dans l'ordre des choses que l’étude scientifique de l’imagination ait une place éminente au Collège de France.

Le concept même de recherche scientifique que nous utilisons aux États-Unis dans l'étude de l'imagination humaine dérive d'ailleurs en partie de la tradition française. En 1989, alors que je travaillais dans un centre de recherche qui se trouve en Caroline du Nord et qui s'appelle "The National Humanities Center ", son directeur m’a expliqué que ce Centre avait été conçu sur le modèle d'un autre centre, "The Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences", qui se trouve à Stanford. En 1994, alors que je me trouvais au "Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences", son directeur m'a expliqué que ce Centre avait été conçu sur le modèle d'un autre, qui s'appèle "The Institute for Advanced Study", et qui se trouve à Princeton. Et en 1996, quand je travaillais au "Institute for Advanced Study", son directeur m'a expliqué que, bien sûr, ce Centre avait été conçu sur le modèle du Collège de France.

Il avait raison. La charte de l'Institut cite explicitement le Collège de France comme le modèle et la source d’inspiration du "Institute for Advanced Study." Manifestement, mon voyage au Collège de France est un retour aux sources.

Je voudrais présenter ici quelques hypothèses sur l’imagination humaine et le cerveau humain.

L’IMAGINATION ET LE CERVEAU

Il y a à peu près cinquante mille ans, pendant Le Paléolithique Supérieur, les êtres humains ont fait une avancée spectaculaire. Avant cette ère, les êtres humains étaient simplement un groupe insignifiant de grands mammifères. Après cette ère, ils furent l’espèce prédominante sur notre planète. Que s'est-il passé ?

Cent cinquante mille ans peut-être avant Le Paléolithique Supérieur, les êtres humains avaient déjà atteint leur forme anatomique moderne. Mais quelque chose a changé dramatiquement pendant Le Paléolithique Supérieur. Les découvertes archéologiques indiquent que pendant cette période, les êtres humains ont acquis une aptitude étonnante, une aptitude sans précédent, l'aptitude d'innover. Il semblerait que pendant Le Paléolithique Supérieur, les êtres humains aient acquis une imagination humaine moderne. Ils développèrent l'aptitude à créer de nouveaux concepts. Ils développèrent l'aptitude à créer de nouveaux modèles mentaux. Les résultats furent stupéfiants  : apparemment, à cette époque, les êtres humains acquirent leurs aptitudes pour l’art, la science, la religion, la culture, l’usage des outils raffinés, et probablement le langage.

Bien sûr, il est impossible d’explorer précisément l’origine de l’imagination humaine telle qu'elle s'est développée il y a cinquante mille ans, parce que presque toutes les traces de cette origine ont disparu. Néanmoins, nous pouvons étudier les êtres humains vivants, qui sont caractérisés par une imagination très puissante. Ils sont caractérisés par une aptitude à innover.

L’existence de l’imagination humaine est la plus grande énigme scientifique qui soit. C'est l’énigme centrale dans l’étude des êtres humains. Cette énigme met la science cognitive à l'épreuve, et c'est la plus grande épreuve que nous affrontions.

Je trouve donc extrêmement bizarre que les recherches consacrées à l’esprit à notre époque n’aient pas convergé sur l'étude de l’imagination. Elles n’ont pas convergé sur l'aptitude humaine à innover. Au contraire, elles ont convergé sur les technologies formelles et mécaniques comme les ordinateurs, et surtout sur les formes syntaxiques et logiques.

Pourquoi la science cognitive a-t-elle négligé la plupart du temps l’étude de l’imagination humaine ? Peut-être parce qu’il est facile de penser que nous devons d'abord expliquer les aptitudes qui nous semblent simples, et seulement plus tard essayer d’expliquer l’imagination. Je propose d'inverser l'organisation de ces problèmes. Pour expliquer les facultés humaines fondamentales, nous devons comprendre la nature de l’imagination humaine. Les facultés mentales fondamentales qui sont propres aux êtres humains dérivent de l’imagination humaine.

Les modèles formels et les expressions formelles que la science cognitive étudie, à savoir ceux du genre que nous trouvons dans la logique, les mathématiques, et la grammaire, sont sans doute extrêmement impressionnants et utiles. De plus, ils sont accessibles à notre conscience. Quand nous les regardons, il est facile de penser qu’ils signifient par eux-mêmes. Les êtres humains ont des aptitudes étonnantes pour construire du sens. Quand nous voyons des modèles et des expressions formels, nous leur attribuons du sens. Par conséquent, il nous est très facile de faire l’erreur de penser que c'est le modèle ou l'expression qui fournit le sens, quand en fait c'est l’imagination qui fournit le sens en réponse au modèle ou à l'expression formels. Les systèmes formels ne sont pas l’essence du sens. Ils sont plutôt des instruments de l’imagination humaine.

Permettez-moi de vous proposer une analogie  : l’armure et les armes sont extrêmement impressionnantes. Les épées, les couteaux, et les protections sont des inventions utiles pour le guerrier. Mais l’armure et les armes ne sont pas le guerrier. Le guerrier a inventé l’armure et les armes qu'elles lui servent. Les instruments et le guerrier évoluent ensemble. Certes, les instruments rendent le guerrier plus puissant. Ils sont tellement impressionnants que nous les mettons dans les musées et que nous étudions leur évolution. Néanmoins, il est tout à fait important de comprendre la différence entre le guerrier et les instruments utilisés par le guerrier. C'est le guerrier, pas les instruments, qui peut se battre.

Les instruments, modèles, et expressions formels sont comme l’armure et comme les armes ; l’imagination est comme le guerrier. Au vingtième siècle, nous avons fait des recherches extrêmement détaillées sur la nature des instruments mais pas sur la nature du guerrier. Nous avons fait une étude approfondie des instruments formels inventés par l’imagination humaine, mais nous n’avons pas étudié en détail les mécanismes et les opérations de l’imagination humaine elle-même.

Au siècle précédent, la science cognitive et la neuroscience ont mis de grands espoirs dans le réductionnisme et le formalisme. Elles espéraient que le réductionnisme et le formalisme pourraient expliquer les exploits mentaux humains. Mais cet espoir a été déçu. Comme l'explique le neurobiologiste V. S. Ramachandran :

"Pendant plus d'un demi-siècle, la neuroscience moderne a emprunté le chemin du réductionnisme, divisant chaque chose en morceaux de plus en plus petits, dans l’espoir qu'en comprenant tous ces petits morceaux, on finirait par expliquer l'ensemble. Malheureusement, beaucoup de personnes pensent que, dans la mesure où le réductionnisme est très souvent utile dans les tentatives qui sont faites pour résoudre des problèmes, il est donc aussi suffisant pour les résoudre. Cela fait des générations que les savants sont élevés dans ce dogme. Ce mauvais usage du réductionnisme mène à une conviction perverse et tenace  : à savoir que le réductionnisme lui-même nous dira, d’une manière ou d’une autre, comment le cerveau fonctionne. En réalité, ce dont nous avons le plus grand besoin, c'est d'un rapprochement entre les différents niveaux de discours. Horace Barlow, physiologiste à Cambridge, a dit récemment dans une conférence scientifique que nous avons passé cinq décennies à étudier le cortex cérébral dans ses moindres détails sans avoir acquis la moindre idée, ni de ce qu'il fait, ni de la manière dont il fait ce qu'il fait. Il a choqué l’auditoire en suggérant que nous sommes comme des Martiens entièrement asexués, qui ont visité la terre et qui ont passé cinquante ans à examiner en détail les mécanismes des testicules et leur biochimie cellulaire, sans savoir quoi que ce soit de la sexualité."

Phantoms in the Brain : Probing the Mysteries of the Human Mind. NY : Morrow, 1998, page 264.

À l'aube du nouveau millénaire, l’étude scientifique de l’imagination progresse.

Dans les conférences que je ferai ici, je présenterai quelques hypothèses sur l’imagination humaine. La théorie que je présenterai est le résultat d'une collaboration entre Gilles Fauconnier et moi. Comme vous le savez, Fauconnier est l'auteur, très célèbre aux États-Unis et ailleurs, de la théorie des espaces mentaux. Je souligne ici son rôle indispensable dans la recherche que je présenterai.

Quand nous avons commencé notre recherche, nous ne nous sommes pas intéressés aux questions posées par l'évolution des êtres humains. Nous nous sommes plutôt intéressés aux questions posées par la cognition, la neuroscience, le langage, la raison et l’art. Mais nos idées, après quelques années, nous ont menés à une hypothèse sur l’évolution des êtres humains.

Dans mes conférences, je discuterai une seule opération mentale, à savoir celle qui est appelée "l’intégration conceptuelle." L'intégration conceptuelle est essentielle à la cognition humaine. Bien qu'elle soit extrêmement imaginative, elle est utilisée régulièrement et presque constamment pour construire du sens.

Les êtres humains ont une aptitude unique pour exécuter un genre très avancé d'intégration conceptuelle. Ce genre avancé est appelé, en anglais, "double-scope integration", et en français, de manière inexacte, "l’intégration bilatérale." L’intégration "double-scope" est, comme je propose, l'aptitude principale que nous utilisons pour innover. C'est la faculté mentale qui caractérise le cerveau humain. C'est la faculté qui sous-tend d’autres facultés mentales uniquement humaines.

L’opération mentale d’intégration conceptuelle nous donne un certain nombre de facultés supérieures. En particulier, elle nous donne celle de réaliser trois catégories d'actes mentaux qui caractérisent les êtres humains. Grâce à l’intégration conceptuelle, les êtres humains peuvent

–d'abord développer de nouveaux sens,

–et puis comprendre des ensembles conceptuels disparates,

–et aussi comprimer des ensembles conceptuels disparates dans un seul espace mental qu'on peut alors appréhender et manipuler aisément.

Je discuterai la manière dont l’intégration conceptuelle, en tant qu'une opération mentale fondamentale, rend les êtres humains capables d'actes imaginatifs de ces trois genres.

UN EXEMPLE PRIS DANS LA Phèdre DE RACINE

Voici un petit exemple sur lequel j'ai travaillé avec Gilles Fauconnier. C'est la célèbre scène de l'aveu, dans laquelle Phèdre, la femme de Thésée, et Hippolyte, le fils de Thésée, sont face à face. Indirectement et en faisant preuve de beaucoup d'imagination, Phèdre révèle à son beau-fils son désir passionné pour lui. Elle commence par l'affirmation de son grand désir pour Thésée, qui est absent. Elle brûle pour Thésée, mais pas exactement pour le Thésée d'aujourd'hui. Elle préfère le Thésée d'autrefois, un Thésée auquel Hippolyte, l'homme auquel Phèdre parle et l'homme qu'elle regarde, ressemble fortement.

PHEDRE

Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du Dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hyppolyte
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancé :
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, Prince, c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m'eût coûté cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher ;
Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

HIPPOLYTE

Dieux ! qu'est-ce que j'entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père et qu'il est votre époux ?

PHEDRE

Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

HIPPOLYTE

Madame, pardonnez. J'avoue, en rougissant,
Que j'accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
Et je vais...

PHEDRE

Ah ! cruel, tu m'as trop entendue.

Tout d'abord, Phèdre établit une analogie entre Thésée et Hippolyte. C'est une analogie naturelle : Hippolyte est le fils adulte de Thésée. Mais elle fait alors quelque chose qui est à la fois extrêmement imaginatif et extrêmement habituel pour les êtres humains : elle intègre les deux éléments qui sont analogues l'un dans l'autre. Elle intègre Thésée et Hippolyte. L'intégration conceptuelle de ce genre est une opération mentale très habituelle. Dans le cas de Thésée et d'Hippolyte, les deux éléments analogiques sont unifiés en un seul élément. Dans ce nouveau schéma, Hippolyte fait ce que Thésée a fait : c'est Hippolyte qui est en Crète; Hippolyte entre dans le labyrinthe et combat le Minotaure. Ce scénario imaginaire, lancé par l’analogie entre Thésée et Hippolyte, prend rapidement une nouvelle structure, un nouveau sens, que l'on pourrait appeler émergent. Dans cette nouvelle scène imaginaire, Phèdre assume un nouveau rôle. Elle devient la complice du héros dans le labyrinthe. Et, identifiée maintenant à ce nouveau rôle, elle en vient à une nouvelle conclusion : le fil est insuffisant; la complice du héros, dans cette scène imaginaire, écarte le projet de ne donner au héros qu’un fil pour le guider et le sauver, et conclut qu'elle doit plutôt entrer dans le labyrinthe avec le héros. La complice est bien sûr l’amante du héros. Mais dans cette nouvelle scène imaginaire, le héros est maintenant Hippolyte, et la complice est Phèdre. Dans cette scène qui est le résultat d'une intégration conceptuelle et qui est donc "intégrée", Phèdre est tellement amoureuse d'Hippolyte qu'elle entre dans le labyrinthe pour l'aider. Ceci révèle tout, parce que dans la scène historique véritable, Phèdre n’a pas éprouvé un amour aussi grand et, bien sûr, elle n'a pas agi de cette manière. Elle n’est pas entrée dans le labyrinthe avec Thésée. Elle ne lui a même pas donné le fil destiné à le guider. La différence essentielle entre la scène historique dans laquelle c'était Thésée dans le labyrinthe et la scène imaginaire dans laquelle c'est Hippolyte que se trouve dans le labyrinthe, c'est qu'Hippolyte remplace Thésée. Tous les sentiments nouveaux, tous les sens nouveaux sont engendrés par ce changement. Ils sont provoqués par la nouvelle intégration conceptuelle entre la scène historique et la scène actuelle.

Il ne peut échapper à personne que, dans ce scénario imaginaire, l'amour que Phèdre a pour le héros dérive de son amour pour Hippolyte lui-même, amour qui doit être beaucoup plus grand que l’amour qu'elle a éprouvé pour Thésée. Et comment peut-elle savoir qu’elle était aussi attachée à Hippolyte dans cette scène imaginaire ? L’implicite est claire : elle sait qu’elle aimait follement Hippolyte dans la scène imaginaire parce qu’elle l'aime follement en réalité. Elle explique à Hippolyte qu’elle ne l’aime pas simplement comme une femme aime un homme, mais qu'elle l'aime avec une passion extrême et un dévouement formidable. Hippolyte doit nécessairement reconnaître cet implicite.

En résumé, les mots de Phèdre nous incitent, et incitent Hippolyte, à imaginer une scène mentale dans laquelle Hippolyte est intégré à Thésée. Il est superposé à Thésée. Il est fondu avec Thésée. Il est incorporé à Thésée. Il est amalgamé à Thésée. Cette scène imaginaire, cette scène contrefactuelle, cette scène fausse se développe avec une structure propre, émergente. Elle a un nouveau sens. Et ce nouveau sens nous montre la vérité profonde de Phèdre. Pour trouver la vérité de notre réalité, notre perspicacité a besoin constamment d'intégrations conceptuelles telles que celle-ci.

Cette scène imaginaire intégrée constitue l'intégration de deux scènes distinctes, de deux "espaces mentaux." Les espaces mentaux sont de petits assemblages de sens. Le passage de Racine suscite trois espaces mentaux : le premier est l’espace mental présentant Thésée, Ariane, le fil d'Ariane, et le labyrinthe et le Minotaure. C'est la scène historique. Le second est l’espace mental de la réalité actuelle, présentant la conversation de Phèdre et d'Hippolyte.

Ces deux scènes différentes, ces deux espaces mentaux différents, sont les espaces "initiaux" ou espaces d'entrée (en anglais, "inputs"). Ils sont mis en correspondance par une projection partielle. Ils sont intégrés dans un troisième éspace, un espace mental imaginaire, qui est appelé "l’espace intégrant." Dans l'espace intégrant, il y a quelqu’un qui est, d’une certaine façon, à la fois Thésée et Hippolyte. L’espace intégrant est parfois appelé le "blend." Le blend contient une nouvelle structure. Dans le blend, c'est-à-dire l'espace intégrant, Phèdre a des sentiments qu’elle n’a pas eus dans la scène historique originale. Elle prend des mesures qu’elle n’a pas prises dans la scène historique originale. L’espace intégrant contient le nouveau sens, la nouvelle émotion et la nouvelle action. Ce nouvel espace intégrant nous montre la vérité de la réalité actuelle. Il fournit la vérité de la scène actuelle et il explique cette vérité.

Voici un autre exemple, de type poétique également, que je mets en parallèle avec le passage de Racine. Il vient d’un poème de William Butler Yeats. Ce sont les trois premières strophes de "Among School Children"  :

AMONG SCHOOL CHILDREN

William Butler Yeats
"Among School Children"

I walk through the long schoolroom questioning;
A kind old nun in a white hood replies;
The children learn to cipher and to sing,
To study reading-books and history,
To cut and sew, be neat in everything
In the best modern way–the children's eyes
In momentary wonder stare upon
A sixty-year-old smiling public man.

I dream of a Ledaean body, bent
Above a sinking fire, a tale that she
Told of a harsh reproof, or trivial event
That changed some childish day to tragedy --
Told, and it seemed that our two natures blent
Into a sphere from youthful sympathy,
Or else, to alter Plato's parable,
Into the yolk and white of the one shell.

And thinking of that fit of grief or rage
I look upon one child or t'other there
And wonder if she stood so at that age--
For even daughters of the swan can share
Something of every paddler's heritage--
And had that colour upon cheek or hair,
And thereupon my heart is driven wild :
She stands before me as a living child.

Ce poème nous incite à construire plusieurs espaces mentaux. Dans l'un, il y a un homme très distingué de soixante ans. C'est sa voix que nous entendons. Il y a aussi des écoliers dans cet espace mental. Dans un autre espace mental, il y a la femme dont l’homme se souvient. Elle est "penchée / Au-dessus d’un feu qui baisse." Cette femme raconte l'histoire d'un jour d'enfance. Son histoire établit un troisième espace mental, qui contient ce jour d'enfance et de plus la fillette qui deviendra plus tard la femme penchée sur le feu qui raconte l'histoire en question.

Puis l'homme se demande si la fillette du passé ressemble à une des écolières qu'il voit. Cette fillette du passé, est-ce qu’elle se tenait de la même façon que cette écolière ? Est-ce que ses joues ou ses cheveux avaient la même couleur que ceux de cette autre écolière ?

Nous sommes incités à faire un travail d'imagination sur ces trois espaces mentaux. Premièrement, nous devons mettre en correspondance l'espace mental contenant les écolières du présent et l'espace mental contenant la fillette du passé qui deviendra plus tard la femme penchée sur le feu. Nous construisons une projection partielle analogique entre la fillette du passé et chaque écolière. Il y a surtout une écolière particulière que l'homme voit, et nous sommes incités à construire une projection partielle analogique entre la fillette du passé et cette écolière particulière.

Et alors, tout comme dans le passage de Racine, nous sommes incités à "intégrer" ces deux fillettes qui sont analogues l'une à l'autre, à les fondre dans une seule identité dans l'espace intégrant. Dans ce nouvel espace mental "intégrant", le "blend", la fillette que l’homme regarde est "intégrée" à la fillette du passé; elle lui est amalgamée, pourrait-on dire. La fillette de l'espace intégrant est, d’une certaine façon, à la fois la femme dont l’homme se souvient, mais aussi l'écolière qu’il regarde. Le "blend" offre un sens nouveau et il est chargé d'émotion violente. L'homme est transporté.

L’homme de soixante ans n'est ni fou ni insensé. Au contraire ! Il garde les différents espaces mentaux séparés et ne les confond pas. Il a l’espace mental contenant l'écolière, l’espace mental contenant la fillette du passé, et l’espace mental contenant la femme penchée sur le feu. Il ne commet pas de confusion. Mais il construit aussi, mentalement, un autre espace mental, un espace intégrant, un "blend", et c'est cet espace intégrant qui est le plus puissant et le plus chargé de sens. Dans l’espace intégrant, il y a une fillette qui est simultanément l'écolière qu'il regarde dans le présent et la fillette du passé qui est devenue la femme penchée sur le feu. Puisque la fillette dans l'espace intégrant est l'écolière du présent, il peut la percevoir directement. Mais elle est aussi la personne du passé qu’il a aimée. Par conséquent, dans le "blend", il peut contempler et regarder directement la personne du passé comme une enfant vivante, et donc être agité par une émotion puissante, une émotion qui fait battre violemment son cœur.

Les mots de ce passage indiquent l’intégration conceptuelle de deux personnes différentes. L’homme de soixante ans dit, "Elle se tient devant moi comme enfant vivante." Le mot "elle" — "she" en anglais - est emprunté à l’espace de la femme adulte, mais il peut être utilisé pour indiquer les éléments des autres espaces qui correspondent à cette femme. En particulier, il peut être utilisé pour indiquer l'élément de l’espace intégrant qui correspond à cette femme. Cet élément intègre l'écolière actuelle, la fillette du passé, et la femme que cette fillette du passé est devenue. La forme linguistique du verbe — le présent de l'indicatif, "se tient", ou, en anglais "stands" — peut être utilisée seulement parce que, dans l’espace intégrant "elle" est présente au moment d'énonciation. Le mot "vivante" — "living" en anglais — attire notre attention sur l'opposition entre la fillette du "blend" et la femme dont l’homme se souvient.

Cette intégration de deux personnes différentes est une intégration de "double-scope" ou plutôt "multiple-scope." Elle intègre des espaces mentaux fortement incompatibles. Il y a un grand conflit entre l'idée d'une écolière choisie presque au hasard et l'idée d'une amante adulte du passé. L’espace intégrant reçoit une projection sélective de l’espace mental avec l'écolière, de l’espace mental contenant la fillette qui est devenue la femme penchée sur le feu, et de l’espace mental contenant la femme penchée sur le feu.

Ces exemples poétiques, celui de Racine et celui de Yeats, mettent en évidence les principes essentiels d'une opération cognitive générale et fondamentale, l’intégration conceptuelle. Voici quelques principes constitutifs de l'intégration conceptuelle :

Correspondance entre les espaces initiaux (ou "d’ entrée"). En anglais, "mapping between the inputs." L’intégration conceptuelle construit ou emploie toujours une projection partielle entre les espaces initiaux. Cette projection utilise des relations d’identité, d’analogie, de similarité, de causalité, de changement, de temps, d'intention, d’espace, de rôle, de partie et de tout, ou de représentation. Dans Phèdre, la projection utilise des relations d'analogie et de temps. Dans le cas du poème de Yeats, la projection emploie l’analogie, le temps, et le changement.

Projection sélective. Le deuxième principe est la projection sélective sur l'espace intégrant. Divers éléments différents des espaces initiaux sont projetés sur l’espace intégrant. Dans Phèdre, nous empruntons à l’espace historique du mythe, la scène du labyrinthe, le Minotaure, et les rôles du héros et de la fille de Minos qui prête assistance au héros, mais de plus nous empruntons Hippolyte et Phèdre à l’autre espace initial. Dans l'espace intégrant, Hippolyte et Phèdre sont les valeurs, au sens mathématique, qui remplissent ces rôles. Dans le poème de Yeats, nous empruntons à l’espace contenant l'écolière, sa présence dans le moment actuel, les nombreuses caractéristiques de son apparence, son identité publique, et sa rencontre publique avec l'homme de soixante ans. À l’espace tout à fait différent contenant l’autre fillette du passé, nous empruntons la beauté physique, et l’intérêt que l'homme de soixante ans a pour elle en raison de sa relation d’identité et de changement avec la femme penchée sur le feu. À l’espace pourtant différent contenant la femme penchée sur le feu, nous empruntons beaucoup de choses, surtout les sentiments que l'homme éprouve pour elle. Mais il y a aussi beaucoup d’éléments dans chacun de ces espaces que nous ne projetons pas sur l'espace intégrant. Par exemple, nous projetons le moment temporel de l’espace de l'écolière, mais pas celui des deux autres espaces.

— Structure propre, émergent dans l'espace intégrant. Le troisième principe est la structure émergente dans l'espace intégrant. Dans Phèdre, nous avons une structure étonnante qui émerge. Dans le "blend", c'est Hippolyte qui tue le Minotaure, et c'est Phèdre qui prête assistance au héros. De plus, Phèdre entre dans le labyrinthe, poussée par son amour pour Hippolyte. La structure émergente dans le "blend" vient de trois sources : la composition, la complémentation, et l’élaboration. La composition réunit des éléments d'espaces différents. La complémentation substitue une structure entière et bien connue à une structure partielle dans l'espace intégrant. Le poème de Yeats nous donne un cas clair de la complémentation. Nous avons tous une idée conceptuelle générale dans laquelle quelqu’un perçoit subitement quelqu'un d'autre qu'il veut fortement voir. Au moment où l'écolière est "intégrée" à, amalgamée à la fillette qui est devenue la femme penchée sur le feu, nous avons une scène dans laquelle l'homme voit une fillette qui est la personne qu'il veut voir le plus au monde. Nous complétons cette scène grâce à l'idée que nous nous faisons de ce qui arrive quand quelqu’un voit subitement quelqu'un qu'il veut voir. Nous élaborons le "blend" en le développant selon ses principes. Dans le cas de Phèdre, l’élaboration du blend crée une part importante de sens nouveau, décisive pour l'action dramatique.

LE MOINE BOUDDHISTE

Ces textes de Racine et de Yeats peuvent paraître particulièrement inventifs et même bizarres. Certes, ces textes sont des réussites remarquables, tout à fait au-delà de la capacité commune. Cependant, nous pouvons comprendre les intégrations conceptuelles que Racine et Yeats nous proposent. Et la recherche a montré à maintes reprises que l’usage inventif que nous faisons de l'intégration conceptuelle est en fait fondamental pour les cerveaux humains et qu'il joue un rôle dans toute la cognition humaine. Par exemple, il joue un rôle fondamental dans le raisonnement.

Voici un exemple d'intégration conceptuelle dans le raisonnement. C'est une énigme, une devinette bien connue, qui est utilisée dans les expériences de psychologie. On l'appelle

"L'énigme du Moine Bouddhiste"

Voici l'énigme :

Un jour, à l'aube, un moine bouddhiste commença l'ascension d'une montagne. Il atteignit le sommet au coucher du soleil. Il y médita pendant plusieurs jours, jusqu'au où, un matin, il commença à redescendre et atteignit le pied de la montagne, le soir, au coucher du soleil. Sans faire aucune hypothèse sur les arrêts qu'il a pu faire, ou sur la vitesse à laquelle il a pu marcher, montrez qu'il y a un endroit du chemin où le moine s'est trouvé à la même heure le jour où il monte et le jour où il descend.

Un mathématicien pourrait se demander si cette énigme est une version du "Théorème du Point Fixe." La réponse est non. Le mathématicien peut résoudre l'énigme en utilisant les méthodes formelles, et il est vrai qu’une solution peut être trouvée de cette façon. Néanmoins, cela peut prendre longtemps, et il y a une façon beaucoup plus facile de trouver la solution. Imaginez deux espaces mentaux, celui de la montée, et celui de la descente. Une façon simple de résoudre cette énigme consiste à imaginer une situation fictive dans laquelle les deux voyages sont superposés. Imaginez que le moine fait les deux voyages le même jour. Dans la superposition, c'est-à-dire dans l'espace intégrant, à l’aube, les deux moines se lèvent, l'un au sommet, l'autre au pied de la montagne. Ils marchent toute la journée sur le sentier, jusqu’à ce que chacun atteigne le bout du sentier au coucher du soleil. Il doit y avoir un point du parcours où les moines se rencontrent. L’existence de cet endroit résout l'énigme. L'existence de cet endroit permet d'établir qu'il existe effectivement un point du parcours qui est occupé par le moine à la même heure le jour où il gravit la montagne et le jour où il la redescend. On peut dire qu'à cet endroit, "le moine se rencontre." Nous ne savons pas exactement où cet endroit se trouve, mais nous savons que, où qu’il se trouve, le moine doit y être à la même heure du jour pendant ses deux voyages séparés. Pour beaucoup de gens, ceci est une solution absolument irrésistible.

L’espace intégrant intègre la montée à la descente, et dans cet espace elles se produisent le même jour. Ceci est, bien sûr, une conception fantastique. Dans la réalité, le moine ne peut pas se rencontrer de cette façon. Et pourtant cette création imaginaire et fantastique nous donne la vérité dont nous avons besoin. Peu nous importe qu'elle soit fantastique ou pas.

Dans cette solution de l'énigme du moine bouddhiste, nous voyons une projection partielle entre les espaces initiaux : le sentier de montagne dans l'espace de la montée correspond au sentier de montagne dans l’espace de la descente. En fait, il y a une relation d’identité entre eux. De la même façon, l’aube dans un espace correspond à l’aube dans l’autre, le coucher du soleil au coucher du soleil, et le moine au moine. En fait, l’espace de la montée et l’espace de la descente partagent le même cadre conceptuel : dans chaque espace initial, un moine fait un voyage le long d’un sentier de montagne de l’aube au coucher du soleil.

Nous voyons aussi, dans l'énigme du moine bouddhiste, une projection sélective de structure des espaces initiaux sur l’espace intégrant : nous projetons à partir de chaque espace initial le moine, le sentier, l’aube, le coucher du soleil, le mouvement, et l’emplacement du moine à ce moment particulier, mais nous ne projetons pas la date.

Nous voyons aussi des structures nouvelles qui émergent. Dans le "blend", il y a une rencontre. Il est important de voir que ceci est une structure émergente essentielle remarquable. Il n’y a pas de rencontre dans les espaces initiaux; il n’y a même pas la possibilité d’une rencontre.

Il y a une complémentation, un achèvement très important, dans l'espace intégrant. Dès que nous avons, dans l'espace intégrant, les deux moines qui traversent le sentier dans les deux sens le même jour, il est presque impossible de ne pas compléter cette structure partielle avec le cadre conceptuel dans lequel deux personnes qui se rapprochent l'une de l'autre sur un sentier se rencontrent enfin. Cette complémentation est automatique. Elle fournit la structure émergente essentielle.

Nous voyons aussi dans l'énigme du moine bouddhiste l’usage des mots pour indiquer des éléments dans l’espace intégrant. Nous avons remarqué dans le poème de Yeats la ligne, "She stands before me as a living child", où le mot "she", "elle", indique un élément dans le blend qui est simultanément l'écolière et la fillette du passé, devenue la femme penchée sur le feu. Dans le blend, cette fillette du passé est contemporaine, donc l'homme peut utiliser le temps présent : "Elle se tient", "She stands." Cette phrase, dont le sens est que la fillette devenue la femme penchée sur le feu est présente ne correspond à aucun espace initial.

De la même façon, nous utilisons dans le cas du moine bouddhiste des expressions qui indiquent des éléments de l'espace intégrant. Quand nous résolvons l'énigme en disant "L’endroit se trouve là où il se rencontre lui-même", nous utilisons le mot "rencontre." Ce mot renvoie à l'espace intégrant, dans lequel y a une rencontre, alors qu'il ne renvoie ni à l’espace de la montée ni à celui de la descente, où il n’y a pas de rencontre. L'expression "L’endroit se trouve là où il se rencontre lui-même" utilise aussi une forme réfléchie qui renvoie à l'espace intégrant, mais pas à l'espace de la montée ou à celui de la descente. Parce que nous savons que le blend est lié aux espaces initiaux, nous savons que la structure développée dans le blend peut correspondre aux structures dans les espaces initiaux. Nous savons aussi que la structure dans le blend peut correspondre aux relations entre les espaces initiaux. Cette connaissance est essentielle dans le cas de l'énigme, où la rencontre n'existe que dans le blend. Nous comprenons que l'expression "se rencontre" indique la rencontre dans le blend et que cette rencontre correspond à une relation entre les espaces initiaux.

Permettez-moi d'attirer votre attention sur quelques détails techniques de cet exemple.

Les espaces initiaux. Il y a deux espaces initiaux, les "inputs." Chacun est une structure partielle qui correspond à un des deux voyages.

 

d1 est le jour du voyage ascendant, et d2 le jour du voyage descendant. a1 est le moine montant, et a2 est le moine descendant.

Correspondance entre les espaces initiaux. Il y a une projection partielle entre les espaces initiaux. Cette projection relie des éléments homologues dans les espaces initiaux. Elle connecte, par exemple, les montagnes, les sentiers, les moines en marche, et les parcours sur le sentier.

Espace générique. Il y a un espace générique. Sa structure s'applique aux espaces initiaux. L’espace générique contient ce que les espaces initiaux ont en commun : un moine en marche, un endroit où il se trouve, un sentier, un jour de voyage, et cetera. Il ne spécifie pas la direction du mouvement ou la date.

Espace intégrant. "Blend." Il y a un quatrième espace, l'espace intégrant ou le "blend." Dans le blend, les deux montagnes "homologues" sont projetées sur une seule. Les deux jours de voyage, d1 et d2, sont projetés sur un seul et donc unifiés. Quoique dans l’espace générique et dans chacun des espaces initiaux il n'y ait qu'un seul moine en marche, dans le blend il y en a deux. Les moines en marche dans le blend et leurs positions sont projetés à partir des espaces initiaux, de telle sorte que l’heure actuelle et le sens du mouvement soient préservés, et donc que les deux moines ne puissent pas être unifiés. Espace d'entrée 1 représente le voyage ascendant entier, alors qu'Espace d'entrée 2 représente le voyage descendant entier. La projection sur le blend préserve l'heure et les positions.

Projection sélective. La projection de structure sur le blend est sélective. Par exemple, la date du voyage n’est pas projetée sur le blend.

Structure émergente. Le blend contient une structure propre qui émerge et qui n'existe pas dans les espaces initiaux. Premièrement, la composition des éléments pris aux espaces initiaux rend possible des rapports dans le blend qui n'existent pas dans les espaces initiaux, les espaces d'entrée. Par exemple, dans le blend mais pas dans les espaces initiaux, il y a deux moines en marche. Ils marchent dans les directions opposées, et leurs positions peuvent être comparées à tout moment du voyage. Ceci vient de la composition.

Deuxièmement, la complémentation, l'achèvement, apporte la structure supplémentaire au blend. La scène dans laquelle les deux moines marchent sur le même sentier peut être considérée comme une partie d’un cadre conceptuel familier, dans lequel deux personnes se rapprochent l'une de l'autre sur un sentier. Par la complémentation ce cadre familier est recruté pour le blend.

Troisièmement, dans l'élaboration, nous élaborons le "blend" en le développant selon ses principes. Dans le cas du moine bouddhiste, nous savons, en recourant à notre "bon sens", c'est-à-dire selon les structures recrutées pour être utilisées dans le blend par la complémentation, que les deux personnes se rencontreront nécessairement à une certaine heure de leur voyage. Il n’y a pas de rencontre dans l’espace générique ou dans les espaces initiaux, mais une rencontre se produit dans le blend, et elle provoque l’inférence centrale.

Le blend reste accroché aux espaces initiaux. Les propriétés structurales du blend peuvent donc être projetées en retour sur les espaces initiaux. Dans l'énigme du moine bouddhiste, à cause de la familiarité du cadre conceptuel obtenu par la complémentation, l’inférence selon laquelle il y a une heure et un endroit où les moines se rencontrent s'impose automatiquement. La projection en retour de cette inférence entraînée par le blend donne un nouveau rapport entre les espaces initiaux :

Puisque la projection des moines sur le blend préserve leurs positions sur le sentier, nous "savons" que les positions d’a1 et d'a2 sont les mêmes à l'heure t' les deux jours différents, simplement parce qu’elles sont les mêmes dans le cadre conceptuel de deux personnes qui se rencontrent.

LANGAGE

L'intégration conceptuelle dans les exemples que j’ai donnés jusqu’ici est bien visible. Certainement la poésie de Racine et de Yeats, ainsi que l'énigme du moine bouddhiste, nous montre l'intégration conceptuelle.

Il est très facile de donner des exemples aussi frappants que ceux-ci de l'intégration conceptuelle dans chaque domaine conceptuel. Par exemple, en psychiatrie, il y a un genre bien connu de malade psychique qui est certain qu'une personne quelconque ou quelque organisation (comme le Vatican ou la Maison Blanche, par exemple) règle de loin ses pensées et ses actions en utilisant des forces physiques invisibles — comme le radar, les ondes radio, les signaux de télévision, ou, à notre époque, "l'internet." Le blend dans ces cas est évident. L'un des espaces initiaux contient des événements intentionnels humains. L’autre contient des forces de l'univers physique, comme les ondes électromagnétiques. Dans le blend, les événements intentionnels humains sont directement affectés par les forces physiques. Donc, ces forces physiques peuvent être utilisées par les agents humains pour régler d’autres agents humains.

Mais, en fait, presque toute utilisation de l'intégration conceptuelle est invisible, au-dessous de l’horizon de la conscience. L'intégration conceptuelle est une partie indispensable de la cognition humaine, bien que nous ne remarquions presque jamais son action.

Dans mes prochaines conférences, je donnerai beaucoup d’exemples qui dépendent de l'intégration conceptuelle sans que nous en ayons conscience. Aujourd’hui, permettez-moi de donner une brève indication du caractère indispensable de l'intégration conceptuelle pour les êtres humains.

Le problème central du langage est que le monde est incomparablement plus riche que les formes linguistiques. Il faut donc que les mots — tels que, par exemple, "bon", "nourriture", "ici", "avec" - puissent s’appliquer à des éléments très différents dans des contextes différents. De la même façon, il faut que les formes syntaxiques, les syntagmes et les propositions, porteurs de sens abstrait, puissent s'appliquer à des situations très différentes. Nous devons pouvoir intégrer le sens abstrait de mots communs, ainsi que le sens des constructions grammaticales avec la richesse de sens du monde.

Le langage est seulement utile si un nombre limité de formes du langage peut s'appliquer à un très grand nombre de situations significatives. Le fait le plus stupéfiant du langage est que, pour n’importe quelle situation, vraie ou imaginaire, il y a toujours une façon d'utiliser les formes du langage pour exprimer nos pensées. Cette caractéristique est appelée, en anglais, "equipotentiality." Nous considérons l'équipotentialité du langage comme allant de soi. Nous utilisons l'équipotentialité du langage aisément, dans toutes circonstances. La source de l'équipotentialité du langage est l'intégration conceptuelle à "double-scope." C'est cela qui rend le langage humain possible.

VUE D'ENSEMBLE DE L’ORIGINE DES ÉTRES HUMAINS COGNITIVEMENT MODERNES

Dans la perspective que je propose, la grande avancée dans l'évolution du cerveau humain qui a rendu possible l’art, la science, la religion, les mathématiques, le langage, et les autres singularités de notre espèce et qui nous a distingué spectaculairement de toute autre espèce du règne animal, a été l’évolution de l'aptitude pour l'intégration conceptuelle avancée.

Dans cette conférence, j'ai présenté en détail quelques exemples de l'intégration conceptuelle, et j’ai introduit ses principes constitutifs : l’existence d’espaces initiaux, l’existence d’un espace intégrant, la projection sélective de structure des espaces initiaux sur l'espace intégrant, et le développement d'une nouvelle structure émergente dans l'espace intégrant.

Mais cette série de principes constitutifs n'est qu'un commencement, une introduction partielle, un premier contact avec les détails techniques de la théorie de l'intégration conceptuelle. Dans les trois autres conférences que je donnerai, je discuterai d’autres principes de la théorie de l’intégration conceptuelle. En particulier, je discuterai les principes qui gouvernent l'intégration conceptuelle, les buts de l'intégration conceptuelle, et beaucoup d'exemples empruntés à des domaines sémantiques très différents, et dans lesquels on peut voir que l’intégration conceptuelle joue un rôle essentiel.

Voilà qui m'amène à la fin de la conférence d'aujourd'hui. Merci de m'avoir écouté.


Mark Turner | Conférences au Collège de France


http://turner.stanford.edu