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Mark Turner | Conférences au Collège de France


© Mark Turner, 2000.

Cette conférence a été donnée au Collège de France, 11, place Marcelin-Berthelot, Paris 5e, le mardi 20 juin 2000, à 14h30, dans l'amphithéâtre Guillaume Budé.

3. La Perspicacité et La Mémoire

INTRODUCTION

Dans mes deux premières conférences, j’ai discuté l’opération mentale qui est appelée "l'intégration conceptuelle." Nous avons exploré ses principes constitutifs et les mécanismes grâce auxquels elle crée de nouveaux sens.

Aujourd'hui, je voudrais m'occuper d'un autre aspect de l’intégration conceptuelle, à savoir, la manière dont elle condense le sens, ou, plus précisément, la manière dont elle crée un sens à l'échelle humaine.

L’intégration conceptuelle donne aux êtres humains cognitivement modernes la faculté de créer de nouveaux sens, de nouveaux concepts, de nouveaux modèles mentaux. Mais tous ces avantages posent de graves problèmes! Comment est-ce que nous pouvons saisir, appréhender, gérer des sens hétérogènes et élaborés, des sens qui sont liés aux autres sens dans de grands réseaux conceptuels dynamiques? Comment est-ce que nous pouvons les manipuler efficacement? Comment est-ce que nous pouvons avoir une intuition globale des réseaux complexes? Comment est-ce que la mémoire peut les faire surgir? Comment est-ce que nous pouvons nous souvenir de ces grands réseaux conceptuels? Étant donné que nous ne pouvons pas faire efficacement plus d'une seule simulation mentale à la fois, comment pouvons-nous utiliser des réseaux conceptuels comportant de nombreux espaces mentaux liés les uns aux autres?

La réponse que je proposerai aujourd’hui est que l'intégration conceptuelle, qui est responsable de l’invention du sens, propose, et c'est là son travail, des espaces intégrants à l'échelle humaine. On peut appréhender, comprendre, manipuler l'espace intégrant parce qu'il est à l'échelle humaine. Puisque l'espace intégrant, dans un réseau d'intégration, est attaché aux autres espaces dans le réseau entier, nous pouvons, d'une certaine manière, appréhender, comprendre, manipuler le réseau entier en manipulant l'espace intégrant. Nous faisons preuve d'intuition, parce que l'intégration conceptuelle nous fournit des espaces intégrants à l'échelle humaine. D'ailleurs, nous pouvons faire surgir un réseau conceptuel en faisant surgir le blend. De cette façon, l’intégration conceptuelle est indispensable pour la perspicacité et la mémoire.

Je réexaminerai très brièvement les principes constitutifs de l’intégration conceptuelle alors même que j'introduirai le sujet d'aujourd'hui. Comme toujours dans ces conférences, la théorie que je présenterai aujourd'hui est le résultat d'une collaboration entre Gilles Fauconnier et moi. Je souligne comme toujours son rôle indispensable dans ces recherches.

CREUSER VOTRE PROPRE TOMBE

Considérons la tournure idiomatique, "Vous creusez votre propre tombe," qui exprime typiquement un avertissement ou un jugement. L'énoncé a une valeur de mise en garde. Il suggère que (1) vous commettez des actes répréhensibles ou inconsidérés qui vous mettront dans une situation dangereuse, et que (2) vous ignorez cette relation causale. Un père qui garde son argent dans un matelas peut mettre en garde son fils qui achète des actions en Bourse avec la phrase, "Tu es en train de creuser ta propre tombe."

Cette phrase nous amène à construire un réseau d'intégration conceptuelle. Dans ce réseau, il y a un espace d'entrée qui contient le cadre conceptuel dans lequel il s'agit de tombes, de cadavres, et d'enterrement. Il y a un autre espace d'entrée, qui contient le cadre conceptuel dans lequel il s'agit du comportement imprudent en général et, plus spécifiquement, de l'achat d'actions en Bourse. Cet espace d'entrée contient le fils qui boursicote. Comme toujours, ces espaces d'entrée sont mis en correspondance par une projection partielle. Par exemple, le fils qui boursicote correspond au fossoyeur. Il y a aussi, comme toujours, une projection sélective sur l'espace intégrant. Dans l'espace intégrant, la personne qui investit est la personne qui creuse la tombe. Ces personnes sont intégrées, fondues, incorporées, superposées, amalgamées.

Ce réseau a toutes les caractéristiques normales de l'intégration conceptuelle, que j’ai discutées précédemment.

Nous avons dans le cas de "creuser votre propre tombe" un exemple de "double-scope intégration," ou, en français, de manière inexacte, "d'intégration bilatérale," du genre de celle que j’ai déjà introduite. Dans l'intégration bilatérale, les cadres conceptuels qui organisent les espaces d'entrée ne sont pas compatibles, mais l'espace intégrant emprunte une partie de sa structure centrale à chacun de ces cadres. Dans l'espace intégrant - c'est-à-dire le "double-scope blend" - il y a un nouveau cadre conceptuel qui n'est pas simplement une extension des cadres conceptuels des espaces d'entrée

Dans le cas de "creuser votre propre tombe," les topologies des espaces d'entrée sont fortement contradictoires. Elles sont en conflit avec la causalité, les structures intentionnelles, les rôles des participants, la séquence temporelle, l’identité, et la structure des événements. Bien que l'espace intégrant emprunte de nombreux traits topologiques à l'espace contenant la tombe, il emprunte aussi de nombreux traits topologiques à l'espace contenant le comportement imprudent.

D'abord, l'espace intégrant emprunte la structure de la causalité à l'espace contenant le comportement imprudent. Creuser une tombe n'implique pas mourir. Mais dans l'espace intégrant, comme dans l'espace contentant le comportement imprudent, les actions de l'agent causent sa perte. Il n'y a pas de corrélation entre la profondeur d’une tombe et le risque de mourir. Mais dans l'espace intégrant, comme dans l'espace contenant le comportement imprudent, plus on fait, plus on prend de risques.

L'espace intégrant emprunte aussi une structure intentionnelle à l'espace contenant le comportement imprudent. Les sacristains ne creusent pas les tombes dans leur sommeil. Quelqu'un qui creuse une tombe ne peut pas ne pas être conscient du fait que celle-ci est destinée à l'enterrement d'un mort. Mais dans l'espace intégrant, comme dans l'espace contenant le comportement imprudent, l'agent n'a pas conscience de ce qu'il fait.

L'espace intégrant emprunte aussi des rôles à l'espace d'entrée contenant le comportement imprudent. Dans le cadre conceptuel contenant la tombe, la victime est celui qui meurt et l'agent est celui qui creuse ensuite la tombe. Mais dans le blend, comme dans l'espace contenant le comportement imprudent, l'agent est aussi la victime.

Et enfin, l'espace intégrant emprunte l'ordre des événements à l'espace contenant le comportement imprudent. Dans le cadre conceptuel contenant la tombe, la mort arrive avant que quelqu'un ne commence à creuser la tombe. Mais dans le blend, comme dans l'espace contenant le comportement imprudent, l'agent agit avant de devenir la victime de ses propres actions.

Bien qu'il semble, apparemment, que les métaphores telles que celle-ci empruntent leur organisation conceptuelle aux sources - à savoir, dans ce cas, l'espace contenant la tombe - au fond l'intégration conceptuelle à "double-scope" est beaucoup plus ouverte.

Et surtout, il y a un nouveau sens qui émerge dans l'espace intégrant. Quelqu'un qui creuse une tombe n'est pas nécessairement idiot; quelqu'un qui achète des actions en Bourse n'est pas nécessairement idiot. Mais dans le blend, celui qui creuse sa propre tombe est nécessairement idiot et même pire, coupable.

L'ÉCHELLE HUMAINE

L'espace d'entrée contenant le comportement imprudent est très hétérogène. Il pourrait impliquer beaucoup d'événements peu perceptibles et beaucoup d’actions peu perceptibles par beaucoup d’agents pendant longtemps. Par opposition, l'espace d'entrée contenant la tombe est déjà à l'échelle humaine: il est déjà très condensé.

Dans cet espace, il y a un seul agent qui exécute une seule action corporelle, simple, familière et répétitive, utilisant un seul outil très commun, en un seul endroit et pendant un bref laps de temps. Il y a un seul résultat, qui est d'ailleurs tout à fait évident, distinct, simple, visible, familier, et définitif.

Dans ce cas, l'intégration conceptuelle emprunte la compression à l'échelle humaine à l’espace contenant la tombe afin de mettre à l’échelle humaine l'histoire hétérogène du comportement imprudent. Le blend emprunte la condensation de la causalité à l’espace contenant la tombe, mais il emprunte la direction de la causalité à l'espace contenant le comportement imprudent. L’organisation à l'échelle humaine dans le blend est empruntée à l’espace contenant la tombe.

CLINTON-TITANIC

Nous voyons une intégration presque identique dans un exemple similaire:

"Si Clinton était le Titanic, l'iceberg coulerait."

"If Clinton were the Titanic, the iceberg would sink."

Cette expression contrefactuelle provoque explicitement une intégration. On l'entendait aux États-Unis en février, 1998, au moment où le film "Titanic" passait et où le Président Clinton, déjà connu en raison de scandales sexuels et accusé de nouveau, semblait survivre comme par magie, une fois encore.

L'espace contenant le Titanic est à une échelle fortement humaine: un bateau rencontre un iceberg; la conséquence est claire et dramatique. Par opposition, l'espace contenant le scandale est très hétérogène. Dans cet espace, beaucoup d'actions et d'événements sont très vagues, peu perceptibles, ou abstraits. On ne sait même pas clairement combien de personnes sont impliquées dans les événements. Leurs motivations sont complexes. L'espace intégrant emprunte la condensation à l'espace contenant le Titanic.

Mais il est très important de voir que l'espace intégrant emprunte de nombreux traits topologiques à l'espace contenant le scandale. Il emprunte, par exemple, la direction de la causalité à l'espace contenant le scandale. Ce que nous savons du Titanic, c'est qu'il a coulé à cause de l'iceberg. Mais dans le blend, l'iceberg coule à cause du Titanic parce que dans l'espace contenant le scandale, le Président survit.

Nous voyons dans ce cas l'opération d'un "principe régulateur" de l'intégration conceptuelle. Les principes régulateurs de l'intégration conceptuelle sont, en anglais, "optimality principles." En français, ce sont des "principes d'optimalité." C'est-à-dire qu'ils peuvent être quelque peu en conflit. Le principe régulateur que nous voyons dans ce cas est "Tenter d'obtenir une échelle humaine." On peut construire de très mauvais espaces intégrants si on néglige ce principe.

Par exemple, s'il était question de Titanic, nous pourrions dire,

"Si le Titanic avait été Clinton, il aurait été à l’unanimité diffamé par la presse, instantanément mis en accusation par un congrès unanime, brusquement déclaré coupable par le Sénat, et démis sans tarder de ses fonctions."

Sans doute, cela est un blend. Il se conforme aux principes constitutifs de l'intégration conceptuelle. Mais il viole les principes régulateurs de l'intégration conceptuelle. Et surtout, il viole le principe de l'échelle humaine. Dans ce blend, quelque chose qui était déjà à l'échelle humaine est rendu hétérogène. Je vous assure que ce mauvais blend du "Titanic-Clinton" est tout à fait analogue, quant aux correspondances, au bon blend du "Clinton-Titanic." Le problème de ce mauvais blend n'est pas que ce n'est pas un blend, mais qu'en rendant hétérogène quelque chose qui était déjà à l’échelle humaine, il viole un principe régulateur.

LES FIGURES DE RHÉTORIQUE

De nombreuses figures de rhétorique classique sont des schémas d'intégrations conceptuelles qui font surgir un sens à l'échelle humaine.

Considérons "Faire l'amour engendre la grossesse et la grossesse engendre les enfants," ou "La crainte cause la paralysie et la paralysie cause l'échec." Si nous voulons comprendre un événement complexe, il est souvent utile de le comprendre comme ayant la structure d'une petite séquence d'étapes. Le fait d'avoir l'idée d'une petite séquence d'étapes est déjà à l'échelle humaine, et nous pouvons intégrer cet espace mental à l'idée que nous nous faisons de l'événement complexe afin de le mettre à l'échelle humaine.

Les phrases, "Faire l'amour engendre la grossesse et la grossesse engendre les enfants," et "La crainte cause la paralysie et la paralysie cause l'échec" utilisent la figure de rhétorique appelée "climax" (mot grec signifiant échelle gradation) qui est, comme presque toutes les figures, l'association d'une forme de langage et d'une structure conceptuelle. Sa structure conceptuelle est le réseau abstrait d'intégration dans lequel l'un des espaces d'entrée est une petite séquence d'étapes. Sa forme de langage est une petite séquence des phrases correspondantes: AB, BC, CD, et cetera. Nous pouvons utiliser la forme de langage pour provoquer l'intégration conceptuelle.

Considérons aussi "Jean accuse Jacques et Jacques accuse Jean" ou "l'électricité mène au magnétisme et le magnétisme mène à l'électricité." Cette figure est celle de "l'antimetabole" (mot grec signifiant "faire demi-tour"). Comme je le dis de manière détaillée dans mon livre Reading Minds, les êtres humains sont préparés par l'évolution à reconnaître que deux choses entretiennent un rapport symétrique.

Si nous voulons comprendre un événement ou une action complexes, nous pouvons l'éclairer s'il est possible de l'intégrer dans une telle symétrie. La symétrie est déjà à l’échelle humaine. La figure de "l'antimetabole" a pour moitié conceptuelle le réseau abstrait d'intégration dans lequel l'un des espaces d'entrée est une telle symétrie, et pour moitié formelle une petite séquence de phrases ABBA.

Quelques figures de rhétorique, comme celle de l'antimetabole, ont pour moitié conceptuelle un réseau de relations abstraites, présentant peu d'informations sur les domaines sémantiques auxquels le réseau s'applique. En fait, les réseaux abstraits de l'antimetabole et du climax s'appliquent à un très grand nombre de domaines sémantiques.

Quelques autres figures présentent, par opposition, un réseau d'intégration beaucoup plus spécifique, à savoir, un cadre conceptuel conventionnel pour une scène humaine, familière et riche. Prenons, par exemple, une scène à échelle humaine dans laquelle quelqu’un pleure sous le coup d'une forte émotion. Le cadre conceptuel de cette scène est associé à la forme "exclamative" et à des exclamations lexicales spécifiques, telles que "O!", "Hélas!", et "Dieu!" Cette association est la figure de "l'ecphonesis."

Prenons également une scène à échelle humaine dans laquelle une émotion humaine fondamentale paralyse quelqu'un qui est en train de parler. Le cadre conceptuel de cette scène est associé à une forme de langage particulière - à savoir un arrêt brusque au milieu d’une proposition et le remplacement de la phrase prévue par le silence, par un geste qui exprime un sentiment d'impuissance, par un son vocal excessif, ou par un déraillement verbal comme "Pardon" ou "je ne peux pas continuer" ou "C'est trop terrible." Cette association est la figure de "l'aposiopesis."

Les rhétoriciens classiques ont commencé l’enquête dans les genres de réseaux d'intégration provoqués par les formes de langage. Ils ont exploré leurs mécanismes. En fait, il est possible qu'il y ait eu beaucoup d'enquêtes sur les figures d'intégration qui malheureusement ont été perdues. Le premier texte qui offre un ample exposé de ces figures et qui ait survécu est la Rhetorica ad Herennium, datant du premier siècle avant Jésus-Christ. Il me semble qu'il s'agit là d'un manuel pédagogique, car il ne présente pas de recherche théorique sérieuse.

Néanmoins, les œuvres du genre dont relève la Rhetorica ad Herennium montrent que les rhétoriciens classiques avaient anticipé une partie des découvertes les plus importantes sur la nature du langage et sur l'intégration conceptuelle.

On comprend souvent les intuitions des rhétoriciens rétrospectivement. Par exemple, dans la théorie de l’intégration conceptuelle, il y a un principe qui mène à la condensation des métonymies. Par exemple, on sait que l'hiver est associé à la neige, à la glace, à la couleur blanche, et cetera. Typiquement, une personnification de l'hiver condense toutes ces métonymies: l'hiver aura, comme partie de son corps, la glace, la neige, et la couleur blanche. Rétrospectivement, il semblerait que ce principe d'intégration ait été pressenti par les rhétoriciens qui ont découvert la figure de la "metalepsis". Dans la "metalepsis", un effet est intégré à sa cause, de sorte que l'effet devient, dans l'espace intégrant, un trait permanent ou une propriété de la cause. Par exemple, la mort a pour résultat un cadavre, qui est blafard. Nous pouvons donc parler de "la Mort blafarde", ou, en anglais, "pallid Death". Si un homme émet quelques sons vocaux que nous jugeons bruyants, nous pouvons parler de "cet homme bruyant." Dans ces cas, l'effet devient, par metalepsis, une propriété de la cause. Il s'agit là d'une condensation.

L'ICÔNICITÉ

Souvent, un sens à l’échelle humaine est structuré par un schéma imagier mental, en anglais un "image schema." Un schéma imagier mental est une image mentale très squelettique de notre expérience corporelle. 1

Par exemple, nous avons un schéma imagier mental de mouvement vers un objet. Nous avons un schéma imagier mental de jonction d'un objet à un autre. Nous avons le schéma imagier mental d’un chemin qui va d'un point de départ à un point d'arrivée. Nous avons des schémas imagiers mentaux pour hésiter et pour avancer, pour aller d'un centre vers une périphérie, pour entrer ou pour sortir, pour introduire ou pour enlever, pour monter ou pour descendre, pour franchir, pour passer, ou pour être arrêté. Manifestement, ces schémas imagiers mentaux ne sont pas exclusivement visuels. Par exemple, nous avons un schéma imagier mental pour un ton musical qui monte, pour l'augmentation de la pression, de même que de nombreux schémas imagiers mentaux pour le rythme temporel. Nous avons également de nombreux schémas imagiers mentaux très importants et très utiles concernant le mouvement.

Les schémas imagiers mentaux peuvent structurer aussi des expressions. Comme formes, les expressions peuvent avoir une structure imagière-schématique (en anglais, "image-schematic"). Une phrase, par exemple, peut être conçue comme un mouvement vers un point. Un espace mental structuré par un schéma imagier représentant un mouvement vers un premier point d'abord, puis vers un second point, et enfin vers un troisième point peut être exprimé par une phrase structurée par le même schéma imagier. Voici un exemple de Clifford Geertz:

"[I]f you want to understand what a science is, you should look in the first instance not at its theories or its findings, and certainly not at what its apologists say about it; you should look at what the practitioners of it do." (Geertz, "Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Culture," in Geertz, 1973, page 5).

"Si vous voulez comprendre ce qu'est une science, vous ne devez pas de prime abord considérer ses théories ni ses découvertes, et certainement pas ce que ses apologistes disent à son sujet ; vous devez considérer ce que ses praticiens font."

Dans l’histoire de la rhétorique, il a été souvent observé, bien que pas exactement en ces termes, qu'un schéma imagier qui donne une structure à un sens peut être aussi reflété dans une forme de langage. On peut donc utiliser cette forme de langage structurée par le schéma imagier pour provoquer une intégration conceptuelle qui utilise ce schéma imagier comme espace d'entrée.

Voici un exemple que j'emprunte à Longin: le fait de frapper physiquement et à plusieurs reprises a une structure schématique qui peut être reflétée par la forme linguistique de l'anaphore. Nous voyons un tel cas dans ce texte de Longin:

"By his manner, his looks, his voice, when he strikes you with insult, when he strikes you like an enemy, when he strikes you with his knuckles, when he strikes you like a slave, . . ."

"Par son comportement, son regard, sa voix, quand il vous frappe en vous insultant, quand il vous frappe comme un ennemi, quand il vous frappe avec ses poings, quand il vous frappe comme un esclave, . . ." (Longinus [1995] : section 20, page 190).

Démétrios a observé qu'une forme linguistique peut être "arrondie", "disjointe", "ronde", "tendue", "périodique", et cetera. D'après lui, une phrase peut "se précipiter vers un but défini comme un coureur qui part de la ligne de départ."

Il observe que les pensées ont une structure méréologique, c'est-à-dire de parties et de touts, qui peut être reflétée par des formes linguistiques (Demetrius [1995] section 1.1-2, pages 295-297). Il observe aussi que nous percevons certaines formes syntaxique comme structuré par des schémas imagiers. Il écrit: "les longs voyages sont raccourcis par une succession d’auberges, alors que les chemins déserts, même quand les distances sont courtes, donnent une impression de longueur. C'est précisément le même principe qui s’appliquera aussi dans le cas des formes syntaxiques". (Demetrius [1995], section 2.46, page 331).

Nous voyons donc que la rhétorique classique a déjà commencé à comprendre le rôle de l’intégration conceptuelle dans le langage. Nous avons des schémas imagiers à l’échelle humaine absolument fondamentaux. Nous voulons souvent comprimer, condenser une scène complexe à l’échelle humaine en l’intégrant à un schéma imagier fondamental. Une figure de rhétorique peut utiliser une forme de langage qui est structurée par un schéma imagier pour nous amener à exécuter une intégration conceptuelle qui utilise ce schéma imagier.

On appelle cela en rhétorique (et donc en linguistique) "l'iconicité," en anglais, "iconicity." L'iconicité est un outil de persuasion efficace. Une forme de langage qui fait surgir un schéma imagier au niveau de la forme le fait surgir également au niveau du sens. Elle invite ainsi à une intégration conceptuelle qui utilise ce schéma d'image à échelle humaine comme espace d'entrée.

Voici un exemple que j'emprunte à Kenneth Burke:

"Who controls Berlin, controls Germany; who controls Germany controls Europe; who controls Europe controls the world."

"Qui contrôle Berlin contrôle l'Allemagne; qui contrôle l'Allemagne contrôle l'Europe; qui contrôle l'Europe contrôle le monde."

Burke explique:

"By the time you arrive at the second of its three stages, you feel how it is destined to develop–and on the level of purely formal assent you would collaborate to round out its symmetry by spontaneously willing its completion and perfection as an utterance"

"En arrivant à la seconde de ses trois étapes, vous percevez la manière dont cette phrase est destinée à se développer - et au niveau du consentement purement formel, vous collaborerez pour achever sa symétrie en la complétant volontiers, afin de lui donner sa perfection en tant que phrase" (Burke 1950: 58-59).

Comme l'explique Burke, la coopération avec le schéma imagier au niveau de la forme nous dispose à accéder au même schéma imagier au niveau du sens.

Je discute ces questions dans un livre intitulé Figurative Language and Thought.2

DE LA RHÉTORIQUE CLASSIQUE AUX FORMES DE LANGAGE

Dans le livre Figurative Language and Thought, j'explique qu'il y avait des rhétoriciens qui suggéraient qu'une forme de langage est souvent une figure de rhétorique dans la mesure où elle a comme point d'ancrage une scène fondamentale à l'échelle humaine et dans la mesure où elle est utilisée pour nous amener à construire un réseau d'intégration conceptuelle qui ait cette scène à l'échelle humaine comme espace d'entrée. Par exemple, même Quintilien, qui a préféré sans doute étudier les figures de rhétorique ingénieuses, explique que la définition fondamentale de la "figure" est parfaitement banale, c'est un lien entre une forme de langage et un sens. Il dit,

"Donc dans le premier et commun sens du mot, il n'y a rien qui ne soit exprimé de manière figurée."

"Therefore in the first and common sense of the word everything is expressed by figures."

"Quare illo intellectu priore et communi nihil non figuratum est."

(Quintilian [1921], book 9, chapter 1, sections 1-12 [Loeb edition, volume 3, pages 352-355]).

Parmi les critiques modernes, Tzvetan Todorov, dans son livre Théories du symbole (1977), dans un chapitre intitulé "Splendeur et misère de la Rhétorique," écrit la chose suivante:

"Ainsi Cicéron : 'Les figures que les Grecs, comme si c'étaient des 'attitudes' du discours, appellent skhématá . . . ' (L'Orateur XXV, 83). Une conséquence importante de cette définition est que, si on la prend à la lettre, tout discours est figuré; c'est ce que ne manque pas de remarquer Quintilien".3

Je soutiens que l'étude moderne des formes du langage peut tirer une leçon essentielle de cette tradition de la rhétorique. Les formes de langage fondamentales sont associées à des réseaux d'intégration conceptuelle. Dans de tels réseaux, l'un des espaces d'entrée est déjà à l'échelle humaine. Une telle forme de langage nous amène à construire un espace intégrant à échelle humaine en utilisant l'espace d'entrée qui est déjà à l'échelle humaine.

Je vais vous donner trois exemples, de trois constructions grammaticales que l'on trouve en l'anglais, et des explications. La première est la Construction de "Mouvement Provoqué." La seconde sera la Construction "Ditransitive." La troisième sera la Construction "Résultative."

MOUVEMENT PROVOQUÉ

La Construction Grammaticale de Mouvement Provoqué a été analysée en détail par Adele Goldberg (1995).

Une des scènes humaines les plus communes et les plus familières contient un agent qui déplace un objet - nous lançons un objet, lui donnons un coup de pied, et cetera, et il se déplace dans une direction. Cela est le cadre conceptuel du "mouvement provoqué". Il y a des verbes en anglais qui expriment ce "mouvement provoqué", comme "throw", en français, "jeter" ou "lancer". On peut dire

"Jack threw the ball over the fence."

On peut également dire en français

"Jacques a lancé le ballon par-dessus la clôture."

Ce cadre conceptuel du mouvement provoqué est tout à fait à l'échelle humaine. En anglais, il est associé à la forme grammaticale:

Sujet-Verbe-Objet-Lieu

Mais en anglais, contrairement à la plupart des langues qui présentent cette construction grammaticale, elle peut être utilisé avec des verbes qui n’expriment pas le mouvement provoqué. En anglais, on peut dire:

"I walked him into the room."

"He sneezed the napkin off the table."

"I pointed him toward the door."

"They teased him out of his senses."

"I will talk you through the procedure."

"I read him to sleep."

"They prayed the two boys home."

"I muscled the box into place."

"Hunk choked the life out of him."

"He floated the boat to me."

Etc.

Que fait cette construction grammaticale?

La forme du langage nous amène à utiliser un réseau d’intégration conceptuelle qui a, comme espace d'entrée, la scène de mouvement provoqué. Cette scène est déjà à échelle humaine et elle est très familière. Dans l'autre espace d'entrée, il y a une autre scène qui peut être très hétérogène, et qui est partiellement indiquée par les mots utilisés dans la forme syntaxique. Nous sommes amenés à intégrer le cadre conceptuel du mouvement provoqué à l'autre espace d'entrée, afin de le mettre à l'échelle humaine.

Choisissons un seul exemple:

"Paul sneezed the napkin off the table."

Imaginez que je dis "Paul sneezed the napkin off the table" et que vous me demandiez que je veux dire par là. Je vous réponds: "Paul a éternué à table. Il y avait une serviette devant moi sur la table, et j'ai pensé qu'il voulait peut-être utiliser cette serviette. J'ai donc pris ma serviette, je la lui ai passée, et il l'a prise."

Ma réponse serait impossible, parce qu'en anglais, on ne peut pas exprimer une telle histoire en disant "Paul sneezed the napkin off the table." Mais pourquoi pas? Mon histoire contient Paul, son éternuement, la serviette, et dans mon histoire, la serviette n'est plus sur la table, elle est plutôt, en anglais, "off the table."

Mais nous savons que cette forme du langage nous amène à utiliser un réseau d'intégration conceptuelle pour produire un blend qui est intégré au cadre conceptuel du mouvement provoqué, alors que mon histoire n'est pas une histoire de mouvement directement provoqué. Mon histoire ne souligne pas la violence de l'éternuement qui cause directement le mouvement. Mon histoire ne souligne pas la continuité du mouvement.

LES CONSTRUCTIONS GRAMMATICALES "DITRANSITIVE" ET "RÉSULTATIVE"

Beaucoup de constructions grammaticales associent une forme de langage avec un réseau d’intégration conceptuelle. Voici le deuxième exemple.

C'est la construction grammaticale "Ditransitive." Dans ce cas, la forme grammaticale est:

A Verbe B C

où A, B, et C sont des noms, des substantifs.

On utilise cette forme grammaticale en anglais pour évoquer un réseau conceptuel présentant un espace d'entrée à l'échelle humaine dans lequel il y a un agent qui passe et fait recevoir un objet. L'intégration conceptuelle dans les constructions grammaticales que je présente aujourd'hui est en fait complexe, et je ne fais ici que suggérer leurs opérations. Dans le cas de la Construction "Ditransitive", l'agent est, de manière caractéristique, associé au nom A, le destinataire est associé au nom B, et l'objet est associé au nom C. On peut utiliser dans cette construction grammaticale anglaise des verbes qui ne sont pas des verbes de transfert. Par exemple, on peut dire,

Paul made him a house. [Paul lui a construit une maison.]

ou

Mary poured him a glass of wine. [Mary lui a versé un verre de vin.]

Bien que les verbes "make" et "pour" n'indiquent directement ni un destinataire ni un transfert d'objet à ce destinataire, nous comprenons ces phrases en utilisant le cadre conceptuel du transfert d'un objet à un destinataire.

L'autre espace d'entrée peut être très hétérogène. En l'intégrant au cadre conceptuel du transfert d'un objet à un destinataire, nous créons un blend à l'échelle humaine.

Comme l'explique Goldberg (1995), nous pouvons dire:

She granted him his wish.

She gave him that premise.

She allowed him that privilege.

She won him a prize.

She bequeathed him a farm.

She gave him a headache.

She showed me the view.

She told me a story.

Et ainsi de suite. En fait, la Construction Ditransitive Anglais est souvent utilisée pour provoquer une intégration conceptuelle à "double-scope," c'est-à-dire une intégration bilatérale. On peut dire:

She denied him the job. [Elle lui a refusé le travail.]

She refused him that courtesy. [Elle lui a refusé cette politesse.]

Le troisième exemple est la Construction "Résultative."

En anglais, elle a la forme grammaticale suivante:

A Verbe B Adjectif,

où l'Adjectif indique une propriété C. Cette forme grammaticale est associée au cadre conceptuel, qui est bien sûr à l'échelle humaine, dans lequel un agent fait quelque chose à B, de sorte que B acquière une propriété C, et dans lequel la cause est déjà très intégrée à son résultat. Par exemple, quand un forgeron aplatit quelque chose au marteau, il devient plat. On dit en anglais

The blacksmith hammered the sword flat, [Le forgeron a aplati l'épée à coups de marteau],

et

Catherine painted the wall white.

Je crois qu'en français, il faut dire "Catherine a peint le mur en blanc."

De plus, dans la construction "Résultative" nous avons une forme grammaticale qui nous amène à construire un réseau d'intégration présentant un espace d'entrée qui offre un cadre conceptuel à échelle humaine. L'autre espace d'entrée peut être, de plus, très hétérogène. On peut dire, en anglais,

She kissed him unconscious [Elle l'a embrassé à lui faire perdre conscience]

et

I boiled the pan dry.

Je crois qu'en français, on dirait "J'ai fait bouillir l'eau dans la casserole jusqu'à ce que toute l'eau soit évaporée." Mais en anglais, on dit "I boiled the pan dry," littéralement, *"J'ai fait bouillir la casserole sèche." Cela ne signifie pas que "j'ai bouilli une casserole qui était sèche", mais que, d'une manière ou d'une autre, j'ai fait bouillir quelque chose de sorte que la casserole est devenue sèche.

L'espace d'entrée contenant la casserole peut être très hétérogène. Si c'est moi qui doit préparer ou faire préparer des courgettes dans une casserole, je peux dire "Pas de courgettes ce soir. I boiled the pan dry. Désolé." Dans cette situation, je ne peux dire ni "I boiled" ni "I boiled the pan." "I boiled" est une construction intransitive et "I boiled the pan" est une construction transitive. Je ne peux pas utiliser ces constructions avec ces mots dans cette situation. "I boiled the pan dry" n'est ni une construction intransitive ni une construction transitive à laquelle on a ajouté quelques mots. Non. C'est une construction "Résultative" qui nous amène à construire une intégration conceptuelle qui utilise comme espace d'entrée le cadre conceptuel "Résultatif."

Dans le blend, mais pas dans les espaces d'entrée, l'agent a agi directement sur la casserole. Dans l'espace d'entrée contenant la casserole, j'ai fait quelque chose qui a fait bouillir l'eau. Dans l'espace intégrant, la cause et son effet sont condensés, et ainsi, dans le blend, "bouillir" est une action résultative que j'ai exécutée directement. De plus, je l'ai exécutée sur la casserole!

J'ai dit, dans ma première conférence, que ce qu'il y a de plus étonnant dans le langage est que, pour n’importe quelle situation, vraie ou imaginaire, il y a toujours une façon d'utiliser les formes du langage pour exprimer nos pensées. Cette caractéristique est appelée, en anglais, "equipotentiality." Nous considérons l'équipotentialité du langage comme allant de soi. Nous utilisons l'équipotentialité du langage aisément, dans toutes circonstances. La source de l'équipotentialité du langage est l'intégration conceptuelle à "double-scope," l'intégration conceptuelle "bilatérale." C'est cela qui rend le langage humain possible. Parce que les êtres humains ont une faculté d'intégration conceptuelle bilatérale, ils peuvent utiliser les constructions grammaticales pour faire surgir un réseau d'intégration conceptuelle qui produit un sens que nous voulons rendre actif, et de plus le produit sous une forme intelligible à notre intuition et qui convient à notre mémoire, parce que le blend est à l'échelle humaine.

En résumé, dans la tradition de la rhétorique, on trouve un aperçu fascinant des formes de langage, c'est-à-dire que certaines formes de langage sont utilisées pour nous amener à construire un sens qui soit à l'échelle humaine, qui soit ainsi intelligible à l'intuition humaine et de plus adapté à la mémoire humaine. Je soutiens qu'en fait toutes formes de langage fonctionnent de cette manière, et que nous pouvons les utiliser de cette manière parce que, parmi toutes les espèces du règne animal, nous sommes seuls à posséder la faculté d'intégration conceptuelle bilatérale.

LA CONDENSATION DES "RELATIONS VITALES" DE L'ESPACE EXTÉRIEUR EN STRUCTURES DE L'ESPACE INTÉRIEUR.

Jusqu'à présent, dans cette conférence, nous avons exploré des exemples dans lesquels il y avait un espace d'entrée à l'échelle humaine, que nous utilisons pour mettre l'autre espace d'entrée à l'échelle humaine dans l'espace intégrant.

Mais, ce qui est peut-être de plus intéressant, plus complexe, et même plus important est que l'intégration conceptuelle condense aussi les relations entre les espaces d'entrée. Elle crée des éléments et des relations dans l'espace intégrant, qui correspondent aux relations entre les espaces d'entrée.

Les relations entre les espaces d'entrée sont appelées des relations "extra-spatiales." L'intégration conceptuelle peut condenser, transformer les relations extra-spatiales en structure intra-spatiale dans le blend.

Il y a des relations conceptuelles très importantes qu'on appelle les "Relations Vitales."

Elles incluent:

Le changement

L'identité

Le temps

L'espace

La cause et l'effet

La partie et le tout

La représentation

Le rôle

L'analogie

La propriété

La similarité

La catégorie

L'intentionnalité

Le contrefactuel

La contradiction

La singularité

L'expérience primaire

Ceux-là qui ont assisté à mes deux premières conférences ont étudié avec moi beaucoup d'exemples dans lesquels les relations vitales existant entre les espaces d'entrée sont condensées, transformées en structure intra-spatiale dans le blend. Dans les cas des textes de Racine et de Yeats et, également, dans l'énigme du moine bouddhiste , des relations vitales extra-spatiales d'analogie, de temps, d'espace, de changement, et d'identité ont été condensés en relations intra-spatiales dans le blend.

Aussi dans l'exemple de la Régate du Great America II et du Northern Light, nous avons vu les relations vitales extra-spatiales de temps, d'espace, d'analogie, et d'engagement intentionnel existant entre l'espace de 1853 (mille huit cent cinquante-trois et l'espace de 1993 (mille neuf cent quatre-vingt-treize) qui ont été condensées en une structure intra-spatiale dans le blend.

PRONGHORN

Voici un autre exemple dans lequel nous voyons les relations extra-spatiales condensées en une structure intra-spatiale dans le blend. Voici une page du New York Times du mardi 24 décembre 1996


On trouve aux États-Unis un animal ongulé qui s'appelle un "pronghorn." Il court beaucoup plus vite que les prédateurs qui le poursuivent. Cela pose une énigme au sujet de la sélection naturelle. Que s'est-il passé? Le New York Times condense l'histoire du pronghorn. Dans le blend, il n'y a qu'un seul pronghorn, et toute l'histoire du pronghorn est l'histoire de la vie de ce seul pronghorn.

Dans le passé, au cours de dix mille ans, il y a peut-être eu un million de pronghorns. L'histoire phylogénétique de ces mille animaux, c'est-à-dire l'histoire de leur sélection naturelle et de leur succession biologique et génétique, est condensée. Dans le blend, il y a un seul pronghorn, qui a appris à courir très vite et qui n'a toujours pas oublié ses anciens prédateurs. Il continue donc de courir extrêmement vite aujourd'hui, très naturellement.

"Le pronghorn court aussi vite parce qu’il est poursuivi par des fantômes–les fantômes des prédateurs d'antan. . . . Les chercheurs ont peu à peu découvert, dans leur étude d'autres espèces, que les fantômes de ce genre sont de plus en plus nombreux. Quoique les prédateurs aient disparu depuis des centaines de milliers d’années, leur proie ne les a pas oubliés."

 

The Mindful Pronghorn

The front page of the science section of the New York Times for Tuesday, 24 December 1996 carried a story with the headline "Ghosts of Predators Past." It was illustrated by a large photograph of a small American pronghorn chased by pen-and-ink prehistoric cheetahs and long-legged dogs. The American pronghorn is much faster than any of its modern predators. Why would evolution select for this costly speed when it brings no additional reproductive benefit? The scientists propose that "the pronghorn runs as fast as it does because it is being chased by ghosts–the ghosts of predators past. . . . As researchers begin to look, such ghosts appear to be ever more in evidence, with studies of other species showing that even when predators have been gone for hundreds of thousands of years, their prey may not have forgotten them."

Les rapports extra-spatiaux d'analogie, de temps, et de changement entre tous les espaces d'entrée contenant des pronghorns spécifiques sont condensés dans le blend. Le rapport de temps est fortement condensé: dans le blend, nous trouvons la durée d'une seule vie. Les rapports d'analogie entre les espaces d'entrée correspondent à une seule identité dans le blend. Le blend est à l'échelle humaine, bien que les espaces d'entrée et leurs rapports extra-spatiaux ne le soient pas.

PLAGE SÛRE

Comme sujet final, je choisirai une seule relation extra-spatiale, la contrefactualité, pour indiquer la façon dont la contrefactualité est condensée dans le blend. Il y a beaucoup de figures de rhétorique et plusieurs formes du langage qui sont utilisés pour indiquer un réseau d'intégration conceptuelle dans laquelle il y a un rapport de contrefactualité entre les espaces d'entrée qui est comprimé dans le blend. Dans le blend, il y a un élément ou un rapport qui correspond à ce rapport extra-spatial de contrefactualité.

Considérons les phrases:

There is a gap in the fence.

Il y a un trou dans la clôture.

Put the plate on the table in front of the missing chair.

Mettez l'assiette sur la table devant le siège manquant.

The beach is safe.

La plage est sûre.

Dans ces cas, et dans beaucoup d'autres, nous sommes invités à construire un réseau d'intégration dans lequel un rapport contrefactuel existe entre les espaces d'entrée. Dans le blend, il y a une propriété, comme sûre, ou un élément, comme trou, qui correspondent au rapport contrefactuel existant entre les espaces d'entrée.

Il y a beaucoup d'exemples comme ceux-ci en anglais, comme, par exemple, "caffeine headache," c'est-à-dire un mal de tête qui vient d'un manque de café.

caffeine headache

money problem

nicotine fit

security problem

arousal problem

insulin coma

insulin death

food emergency

honesty crisis

meat crisis

credibility problem

credit problem

rice famine

Les condensations comme celles-ci nous donnent des blends condensés qui conviennent à la perspicacité humaine et à la mémoire humaines.

CONCLUSION

Nous avons étudié dans ces trois premières conférences la faculté d'intégration conceptuelle. Nous avons vu ses buts généraux

Compress what is diffuse.

Obtain global insight.

Come up with a story.

Achieve human scale.

Strengthen vital relation.

Go from Many to One.

et ses principes constitutifs :

Matching and counterpart connections.

Generic space.

Blending.

Selective projection.

Emergent meaning.

Composition.

Completion.

Elaboration.

Nous avons exploré quelques principes régulateurs concernant la condensation :

Borrowing for Compression

Scaling compression

Syncopating compression

Same-type compression

Different-type compression

Creation

Highlights compression

Il y a beaucoup d'autres principes régulateurs que je n'ai pas présentés:

Topology Principle

Pattern Completion Principle

Integration Principle

Maximization of Vital Relations Principle

Intensification of Vital Relations Principle

Web Principle

Unpacking Principle

Relevance Principle

Nous avons ainsi exploré la façon dont l'étude scientifique du langage peut progresser en empruntant à la tradition rhétorique l'idée selon laquelle les formes de langage nous amènent à construire des réseaux de sens dans lesquels le sens est condensé à l'échelle humaine afin de s'adapter à l'intuition et à la mémoire humaines.

L'intégration conceptuelle apporte aussi de grandes ressources créatives à la littérature et à l'art: il y a en fait un genre d'intégration conceptuelle qui est spécifiquement associé à la littérature et à l'art. Dans ma prochaine conférence, je discuterai ce genre de l'intégration conceptuelle.

Merci de votre attention.


 
 

NOTES DE BAS DE PAGE

1. La présentation suivante de schémas imagiers dérive de Francis-Noël Thomas et Mark Turner, Clear and Simple as the Truth: Writing Classic Prose, 67-71. Cf. Mark Johnson, 1987, xiv. Une introduction aux recherches sur les schémas imagiers est disponible dans Mark Turner, The Literary Mind: The Origin of Thought and Language (New York: Oxford University Press, chapitre deux, "Human Meaning", et l'appendice.)
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2. Cristina Cacciari, Raymond Gibbs Jr., Albert Katz, et Mark Turner. New York: Oxford University Press, 1998.
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3. page 65.
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RÉFÉRENCES

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Mark Turner | Conférences au Collège de France


http://turner.stanford.edu