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Mark Turner | Conférences au Collège de France


© Mark Turner, 2000.

Cette conférence a été donnée au Collège de France, 11, place Marcelin-Berthelot, Paris 5e, le mardi 27 juin 2000, à 14h30, dans l'amphithéâtre Guillaume Budé.

 

4. La Neuroscience Cognitive de la Créativité

Dans mes trois premières conférences, nous avons étudié la faculté mentale de l'intégration conceptuelle. La théorie de l'intégration conceptuelle est le résultat d'une collaboration entre Gilles Fauconnier et moi.

Voici un exemple très rapide de l'intégration conceptuelle.

Si l'on dit :

"En France, l'affaire du Monicagate n'aurait causé aucun tort à Clinton."

"In France, Monicagate would not have hurt Clinton."

Il s'agit là d'une expression contrefactuelle et analogique. Elle nous amène à utiliser deux espaces mentaux comme espaces d'entrée afin de construire un réseau d'intégration conceptuelle.

Dans ce réseau d'intégration conceptuelle, il y a un espace d'entrée contenant le président Clinton, les États-Unis, et l'affaire du Monicagate. Dans cet espace d'entrée, qui présente la scène historique, Monicagate a causé beaucoup de problèmes au président Clinton.

Il y a un autre espace d'entrée contenant la France et les Français. Là, il n'y a ni le président Clinton ni l'affaire du Monicagate. Peut-être même qu'il n'y a pas du tout d'affaire comme celle du Monicagate. À partir de l'espace d'entrée contenant Clinton, on projette sur l'espace intégrant le rôle de chef d'État et une affaire de type sexuel, mais on ne projette pas de graves problèmes, comme ceux que le président Clinton a soufferts.

On projette sur l'espace intégrant à partir de l'autre espace d'entrée la France, les Français, et leurs attitudes culturelles. Dans l'espace intégrant, on rapproche le chef d'État et sa liaison amoureuse des Français et de leurs attitudes. En élaborant l'espace intégrant, nous construisons une structure propre qui n'appartient qu'à l'espace intégrant : maintenant, dans l'espace intégrant, la liaison amoureuse n'a aucune incidente sur la carrière d'un chef d'État.

Ce réseau d'intégration présente une intégration conceptuelle bilatérale. En anglais, il présente une intégration à "double-scope." Dans une intégration bilatérale, comme celle-ci, les cadres conceptuels qui organisent les espaces d'entrée ne sont pas compatibles, mais l'espace intégrant emprunte la partie de sa structure centrale à chacun de ces cadres. Dans l'espace intégrant - c'est-à-dire le "double-scope blend" - il y a un nouveau sens et un nouveau cadre conceptuel qui n'est pas simplement une extension des cadres conceptuels des espaces d'entrée.

Dans mes conférences précédentes sur l’intégration conceptuelle, nous avons considéré ses mécanismes, ses buts, ses principes constitutifs, et quelques principes qui la gouvernent. Nous avons étudié en quoi l'intégration conceptuelle se montre très inventive, bien que nous ne remarquions presque jamais son action. Presque toute utilisation de l'intégration conceptuelle est invisible, au-dessous du seuil de la conscience. Nous avons étudié en quoi l’intégration conceptuelle est responsable de l’invention de sens nouveau. En particulier, nous avons exploré trois facultés de l’intégration conceptuelle - la composition, la complémentation et l’élaboration - et les rôles qu'elles jouent dans l'intégration conceptuelle et dans l'invention de sens.

Nous avons vu que l’intégration conceptuelle engendre non seulement un sens nouveau, mais aussi des condensations de sens. Ces condensations, qui se trouvent dans le blend, sont à l’échelle humaine. Elles sont donc intelligibles et adaptées à l'intuition et à la mémoire humaines.

Le blend à l'échelle humaine est lié aux autres espaces mentaux dans le réseau d'intégration. De cette manière, il peut absorber et présenter les autres espaces mentaux. Ces espaces intégrants à l'échelle humaine nous donnent des pouvoirs efficaces d'intuition et de mémoire. Grâce aux espaces intégrants, notre pensée peut opérer efficacement en englobant de vastes réseaux de sens complexe.

Dans la mesure où le blend, dans un réseau d’intégration, est rattaché aux autres espaces du réseau entier, nous pouvons, d’une certaine façon, appréhender, comprendre, et manipuler le réseau entier en manipulant le blend. De plus, nous pouvons faire surgir le réseau entier en faisant surgir le blend.

Même si nous ne pouvons opérer plus qu’une seule simulation mentale en même temps, nous pouvons activer et développer le blend, ce qui nous permet d'utiliser un seul espace mental, condensé à l'échelle humaine, espace qui est organisé et lié aux sens hétérogènes et complexes qui se trouvent dans les autres espaces mentaux dans le réseau.

J’ai présenté un système d’hypothèses qui s'enchaînent. Pendant l’évolution des mammifères, la faculté d'opérer une intégration conceptuelle s'est développée de manière graduelle. L’évolution de cette faculté était génétique et biologique, et non culturelle.

En effet, il semblerait que diverses espèces aient une faculté d'intégration conceptuelle rudimentaire par rapport à la forme avancée d’intégration conceptuelle qui caractérise la pensée humaine.

Nous émettons, Gilles Fauconnier et moi, l'hypothèse suivante : il y a à peu près cinquante mille ans, pendant Le Paléolithique Supérieur, le cerveau humain est parvenu à un niveau d'évolution qui lui permettait d'opérer des intégrations conceptuelles bilatérales, c'est-à-dire des intégrations conceptuelles à "double-scope." Ce niveau marque l’origine des êtres humains cognitivement modernes. Nous sommes tous des êtres humains cognitivement modernes. Nous utilisons tous l'intégration conceptuelle à "double-scope" à tout moment, et c'est grâce à cela que nous sommes cognitivement modernes.

Le cerveau humain étant parvenu à un niveau d'évolution qui lui permettait de se livrer à un degré avancé d’intégration conceptuelle, la culture a pris la priorité et a élaboré de nombreux systèmes très complexes de sens. Ces systèmes complexes de sens culturel ont été élaborés au cours d'un espace de temps spécifiquement culturel plutôt que pendant l'évolution biologique. Le cerveau humain étant capable d’intégration conceptuelle à "double scope", les êtres humains ont créé les sciences, la religion, l'art, les outils raffinés, les mathématiques, le langage, et les autres singularités de notre espèce, qui nous ont distingué spectaculairement de toutes les autres espèces du règne animal.

Nous avons vu aussi dans mes trois premières conférences la manière dont l'intégration conceptuelle fonctionne dans la cognition humaine ordinaire et même, comme Georges Perec le dit, la cognition humaine infraordinaire. Nous avons vu la manière dont l'intégration conceptuelle fonctionne dans le langage, dans l’histoire des mathématiques et des sciences, dans les figures de rhétorique et dans les constructions grammaticales, dans les analogies et dans les métaphores, dans la pensée contrefactuelle et dans le raisonnement.

Voici deux exemples très rapides d'intégration bilatérale, peut-être utiles à ceux d'entre vous qui n'ont pas assisté aux conférences précédentes.

Pensons, par exemple, au rite qui consiste à porter un bébé en montant l'escalier dans la maison de ses parents. Ceci est un événement public, qui a lieu en présence d'invités. Le rite suggère le succès de l’enfant dans sa vie future. Un des espaces d'entrée contient le fait de porter le bébé en montant l'escalier. L'autre contient la vie entière de la personne qui est maintenant un bébé. Dans l'espace intégrant, la vie entière est concentrée, resserrée, condensée. Elle est saisie comme une unité dans l’acte simple comprenant le bébé, l'escalier, et la montée. Tout ce qui se passe à des moments dispersés de la vie, et qui est présent dans l'un des espaces d'entrée, est radicalement condensé à l’échelle humaine dans l'espace intégrant.

Ce rite paraît assez simple, mais notons qu'il y a une structure propre qui émerge dans l'espace intégrant. Si, en réalité, on ne fait que porter un bébé en montant l'escalier, il est permis que l'on fasse aussi beaucoup d'autres choses. On peut, par exemple, redescendre au troisième pas pour chercher un jouet pour le bébé. On peut aussi porter le sac de couches. Cela ne ferait pas de différence si on trébuchait légèrement au milieu de l'escalier, pourvu qu'il n'y ait aucun danger pour personne. Mais comme l'espace intégrant reçoit une projection partielle de contenu qui se trouve dans l'espace d'entrée contenant la vie entière, le moindre détail de la montée de l'escalier peut prendre une grande signification. Il est donc très important d’être extrêmement prudent quand on monte l'escalier, afin d'éviter une signification malheureuse. Dans l'espace intégrant, le moindre faux-pas pourrait être néfaste et pourrait représenter un événement malheureux de la vie. On appelle un tel élément, présent dans l'espace intégrant, un "mauvais présage" ; en anglais, "a bad omen".

Le rite du bébé et de l'escalier relève d'une intégration conceptuelle bilatérale. Le cadre conceptuel comprenant une vie entière et le cadre conceptuel comprenant le fait de porter un bébé en montant l'escalier s’opposent avec force. Mais entre les deux espaces d'entrée, il y a des relations vitales. Par exemple, il y a une relation d'identité entre le bébé qui se trouve dans l'un des espaces d'entrée et la personne dont toute la vie est concernée dans l'autre. Nous avons vu au cours des conférences précédentes la manière dont les réseaux d'intégration conceptuelle resserrent et condensent les relations vitales entre les espaces d'entrée, pour en faire des structures à l'échelle humaine dans l'espace intégrant.

Mon deuxième exemple rapide de l'intégration conceptuelle bilatérale est La Mort Vaudou. L'un des espaces d'entrée contient certaines parties du corps d'une personne, comme les cheveux, les ongles, ou encore une photographie du visage, et cetera. L'autre espace d'entrée contient la personne. Il y a des relations de partie et de tout entre les espaces. Dans l'espace intégrant, les parties et le tout sont unifiés. Il y a aussi une condensation très marquée de la cause et de l'effet. Dans l'espace intégrant, brûler les cheveux, par exemple, est mortel pour la personne. Brûler les cheveux est la cause, et mourir est l’effet. Ils se produisent simultanément dans le blend. Puisque le temps et le rapport entre cause et effet sont condensés dans l'espace intégrant, la mort de la personne dans l'espace intégrant peut arriver avant la mort de la personne dans l'espace d'entrée, tout comme dans le rite du bébé et de l'escalier, le succès de la personne peut se produire dans l'espace intégrant avant le succès de la personne pendant sa vie véritable.

Aujourd'hui, je voudrais considérer un aspect d’intégration conceptuelle qui est associé en particulier à la littérature et à l’art et qui met la neuroscience cognitive à l'épreuve.

Je vais considérer aujourd’hui la manière dont l’art et la littérature font surgir des intégrations conceptuelles extrêmement visibles qui sont souvent plaisantes, amusantes, ou troublantes.

Je mets ce genre très créatif de l'intégration conceptuelle en évidence par opposition aux deux autres.

Il faut souligner tout d'abord que certains systèmes d’intégration sont établis biologiquement avec une telle force que nous ne pouvons pas échapper à leurs espaces intégrants. Nous restons cognitivement pris dans ces espaces intégrants. Sans l'aide d'expériences scientifiques ingénieuses, il est même difficile de reconnaître que nous avons construit une intégration complexe.

La vision humaine est l'exemple essentiel d'une intégration de ce genre. Il nous semble qu'il n'y a rien de plus simple que d'ouvrir les yeux et de voir le monde. Il nous semble qu'il y a un monde, qu'il est simplement visible, et que nous avons donc des perceptions d'objets comme des tasses bleues ou des pommes rouges. Pourquoi est-ce que nous voyons une tasse bleue ? Il semble que la réponse doit être entièrement simple : parce qu’il y a une tasse bleue. Nous voyons une tasse bleue parce qu'il y a une tasse bleue qui provoque la perception d'une tasse bleue. Pourquoi est-ce que nous voyons la pomme comme objet rouge ? Parce que c'est un objet qui est rouge ! Dans la vision, nous vivons dans des espaces qui intègrent les causes à leurs effets. L'effet est que nous voyons une tasse bleue, par exemple. Nous croyons que cet effet est sa propre cause.

En fait, un neurophysiologiste qui étudie la vision humaine peut expliquer que les causes qui sont à l'origine de notre perception d'une tasse bleue sont extrêmement complexes. Quand nous étudions les causes, nous ne trouvons rien qui ressemble à une tasse bleue. La tasse bleue est un effet d'opérations neurobiologiques, mais nous sommes biologiquement construits de telle manière que nous n'avons pas conscience de ces opérations. Nous vivons dans l'espace intégrant.

Dans quelques cas pathologiques, quand le cerveau ne fonctionne pas comme il faut, ou bien dans les cas où un psychologue nous montre une expérience intéressante sur la perception, il peut arriver que nous reconnaissons intellectuellement que les causes de la perception sont très différentes des effets.

Mais, d'habitude, dans notre vie quotidienne, cette séparation ne nous est pas directement accessible. Nous n'avons pas l'impression que la tasse bleue est dans notre cerveau. Nous n'avons même pas l'impression que la perception de la tasse bleue est dans notre cerveau. Nous la percevons plutôt comme "hors de nous", "là-bas". De la même façon, quand nous nous faisons mal à l'orteil, la douleur que nous ressentons est l'effet de nombreux événements neurobiologiques dans le cerveau et dans la moelle épinière, mais la douleur nous a l’air d’être localisé à un endroit - notre orteil. L’effet est dans notre cerveau et dans notre moelle épinière, mais nous ne pouvons pas le voir ; nous projetons cet effet. Nous le substituons au concept de sa cause. Qu’est-ce qui a causé la douleur dans notre orteil ? La réponse nous semble tout à fait simple : la douleur dans notre orteil a causé la douleur dans notre orteil. Où se trouve la cause ? Dans notre orteil ! Où se trouve l'effet ? Dans notre orteil ! Ceci est très utile. Nous ne commençons pas à penser qu'il y a une grande différence entre les causes et les effets, et que l'intégration de la cause et de l'effet est quelque chose d'inventif que fait le cerveau humain, si nous ne voyons pas quelque chose de pathologique, comme, par exemple, un homme qui a perdu une jambe, mais qui ressent très clairement une douleur précisément localisée dans un orteil qui n'est plus là en réalité. Les cas pathologiques comme celui-là nous amènent à reconnaître que pour percevoir, il nous faut nous livrer à une intégration cérébrale de la cause et de l'effet, même si nous ne sommes pas construits biologiquement pour avoir conscience de cette intégration.

La vision humaine nous donne un exemple d'un système d'intégration établi biologiquement avec une telle force que nous ne pouvons pas échapper à ses espaces intégrants. Le deuxième genre de résultat de l'intégration bilatérale est différent. Dans ces cas, il nous faut faire un grand travail pour construire et faire l'apprentissage d'un réseau d'intégration conceptuelle bilatérale, et pendant cet apprentissage, on a conscience des différences existant entre les espaces d'entrée, mais finalement on arrive à un espace intégrant très condensé et utile dans lequel on peut vivre directement. Pour nous qui avons fait cet apprentissage, il est très difficile d'échapper au blend. Les enfants âgés de deux, trois, et quatre ans passent beaucoup de temps, pour notre plaisir ou notre irritation, à acquérir des relations conceptuelles et des espaces intégrants qui nous semblent entièrement évidents. Qu'est-ce que l’argent ? Comment est-il possible que certains objets ronds métalliques soient "l'équivalent" d'un morceau rectangulaire de papier qui porte l'image du Petit Prince ? Est-ce que je peux échanger ce morceau de papier qui porte l'image du Petit Prince contre un cornet de glace ? Mais je voudrais avoir le cornet de glace sans perdre l'image du Petit Prince ! Pourquoi penser qu’un morceau de métal est "la même chose" qu'un morceau de papier ? Et qu'est-ce que cette figure ? Est-ce une lettre ? Est-ce un M ou un W ?

Les enfants peuvent tourner les pages d'un livre au hasard. Parfois ils les "lisent" à l’envers. L’horloge ne leur montre rien au début. Plus tard il y a encore de grandes lacunes dans leur aptitude à lire l'heure. Beaucoup plus tard, ils lutteront pour comprendre ce qu'un tiers veut dire. Ils font un grand travail cérébral pour comprendre que deux tiers plus l'un tiers égalent un.

En revanche, nous qui avons acquis des espaces intégrants dans lesquels se trouvent l'argent, l’écriture, et l'horloge, nous manipulons ces espaces intégrants directement et aisément, sans prêter une attention consciente aux topologies des espaces d'entrée, ou aux projections qui se produisent entre eux, ou aux projections sur l'espace intégrant. Notre attention est centrée sur les espaces intégrants et leurs ancrages matériels - le livre, le billet de cinquante francs, la montre. Bien qu’il nous faille beaucoup de temps, pendant notre jeunesse, pour maîtriser les blends complexes qui soutiennent les activités culturelles comme l’écriture, lorsque nous les avons appris, nous avons la plus grande difficulté à leur échapper même quand nous le voulons. Vous pouvez faire cette expérience en direct : regardez une page imprimée et essayez de ne pas voir les mots ou les lettres, mais seulement les formes noires sur le papier blanc. C’est-à-dire, essayez de voir seulement l'espace d'entrée original sur lequel vous avez travaillé pendant votre enfance. C'est très difficile.

En revanche, le genre de résultat de l'intégration bilatérale que je voudrais discuter aujourd'hui, et qui est associé à l'art et à la littérature, présente des réseaux bilatéraux où nous voyons clairement qu'il y a une intégration inhabituelle, car nous gardons dans ces cas une conscience aiguë des espaces d'entrée et de leur différence. Dans ce domaine, l’intégration conceptuelle est immédiatement visible. En fait, nous sommes souvent étonnés qu'une telle intégration ait lieu.

Prenons un petit exemple. Comme je voudrais indiquer que ce genre d'intégration est très répandu parmi les êtres humains, je prendrai l'exemple d’un livre d'enfant. Ce livre est intitulé Harold et le Crayon Violet, et c'est un livre destiné aux enfants de trois ans. C'est un des livres d'enfant qui a le plus de succès et les enfants âgés de trois ans ne semblent pas avoir de mal à le comprendre.

Dans Harold et le Crayon Violet, Harold se sert de son crayon violet pour dessiner, et ce qu’il dessine est réel.

Par exemple, quand Harold a besoin de lumière pour se promener, il dessine la lune avec son crayon violet, et il a un clair de lune. Il ne dessine pas la lune sur le papier ; il la dessine sur le monde ; il la dessine en haut, au-dessus de sa tête. Son monde est un support sur lequel il peut dessiner directement avec son crayon violet. La lune reste au-dessus de sa tête, dans le ciel, pendant qu'il se promène.

Il dessine son chemin.

Puis, naturellement, il se promène.

Son monde est un blend. Il y a un espace d'entrée contenant des éléments du vrai monde spatial. La lune est parmi ces éléments réels. L'autre espace d'entrée contient notre cadre conceptuel du dessin sur papier. Dans l'espace intégrant, le graphisme du dessin et le motif représenté par le dessin fusionnent. Dans l'espace d'entrée contenant des éléments de la réalité spatiale, il y a la lune, mais la lune ne peut pas être créée par un dessin, et la raison pour laquelle la lune est dans le ciel n'est pas due au fait que quelqu'un ait besoin de lumière. Dans l'espace d'entrée contenant le dessin, un trait au coup de crayon ne peut ni susciter le clair de lune ni rester suspendu dans le ciel pour accompagner l’artiste qui se promène. Mais dans le blend, il y a une lune spéciale, dont les propriétés particulières émergent seulement dans le blend.

Quand Harold a besoin de retourner chez lui, il dessine une fenêtre devant la lune afin de pouvoir voir la lune comme il la voit de sa chambre à coucher, et Harold est alors automatiquement installé dans sa chambre à coucher, où il peut s'endormir. Dans l'espace intégrant, c'est-à-dire dans la réalité habitée par Harold, nous trouvons un nouveau genre de causalité qui n'est pas du tout disponible dans les espaces d'entrée, ou bien dans l'espace contenant le dessin ou bien dans l'espace contenant les éléments de la réalité spatiale.

La projection de contenu à partir des espaces d'entrée sur l'espace intégrant, ainsi que la complémentation du blend, ne sont pas algorithmiques. Les espaces d'entrée étant donnés, nous ne savons pas exactement la manière dont se fait leur intégration. L'auteur a beaucoup de liberté. Par exemple, quelqu'un qui fait un dessin fait souvent une ébauche pour pratiquer. Il fait, en dessinant, des corrections, et des erreurs aussi, qui ne comptent pas comme partie du dessin final. L'auteur doit décider : dans l'espace intégrant, le monde d'Harold, quels sont les coups de crayon violet qui sont réels ? S'il fait une erreur, est-ce que l'erreur crée la réalité ? Dans ce cas, l'auteur a décidé que tous les coups de crayon créaient la réalité. Et l'on ne peut rien gommer. Quand la main d'Harold, tenant le crayon violet, commence à trembler pendant qu'il s'éloigne, à reculons du dragon terrifiant (que, bien sûr, il a créé en dessinant), le coup de crayon qui en résulte est une ligne violette ondulée.

"Soudain, il se rendit compte de ce qui arrivait. Mais à ce moment-là, Harold avait déjà un océan au-dessus de sa tête."

"Suddenly he realized what was happening. But by then Harold was over his head in an ocean."

Dans Harold et le Crayon Violet, le principe selon lequel les dessins violets dans un espace d'entrée sont mis en correspondance avec les éléments du monde réel dans l'autre est, naturellement, un principe de forme iconique : si le dessin a la forme schématique d'un élément du monde réel, il est intégré, dans le blend, avec cet élément. Mais il semblerait que cette équation subisse une contrainte : le dessin doit être exactement égal à un seul élément du monde réel. Par exemple, si la ligne ondulée est un océan, Harold ne peut pas transformer l’océan en gâteau et percevoir la ligne ondulée comme le glaçage d'un gâteau. Mais dans un réseau d'intégration différemment conçu, dans un autre livre, par exemple, celui qui dessine pourrait changer la réalité non seulement en dessinant, mais encore en interprétant ce qu'il a dessiné.

Dans le blend qui est le monde d'Harold, tout espace physique est un grand morceau de papier sur lequel on peut dessiner. Est-ce qu'Harold peut se déplacer comme il le souhaite dans un monde de ce genre ? L'auteur a décidé que lorsque quelque chose était dessiné, cela imposait à Harold un positionnement relatif. Harold est donc contraint d'une certaine manière par les lois physiques du monde réel. Par exemple, s'il dessine la coque d’un bateau et une partie du mât, il doit monter au mât pour dessiner les parties du bateau qu’il ne pourrait pas atteindre du sol. Quand il veut trouver sa maison, il commence à dessiner une montagne parce qu’il peut grimper sur une montagne pour voir plus loin. Il doit escalader la partie de la montagne qu’il a dessinée pour continuer à dessiner et à escalader une autre partie de la montagne. Mais il arrive parfois que, parvenu au sommet provisoire de la montagne - c'est-à-dire, à l'endroit qui sera le sommet jusqu'au moment où il continuera à dessiner - il regarde en bas, qu'il glisse et que soudain, il se trouve dans un espace blanc, sans objet. Comme il s'est vu attribuer un positionnement relatif sur la montagne, l’espace blanc doit être en plein air, en un espace ouvert. Il est donc en train de tomber. Il est obligé de dessiner un ballon pour éviter de s'écraser.

Une intégration conceptuelle comme celle-ci pose des questions difficiles à la neuroscience cognitive. Apparemment, la sélection naturelle aurait dû nous concevoir pour que nous ne réunissions pas les choses qui ne doivent évidemment pas être réunies. Nous devrions connaître la différence entre la réalité et la représentation de la réalité, et ne pas les confondre. Il y a beaucoup de choses que nous ne devrions pas confondre. Nous ne devrions pas confondre deux moments temporels qui sont très différents, ou deux lieux qui sont très différents. Nous nous sentons mal à l'aise, par exemple, si nous pensons que l'an deux mille est en réalité aussi l'an 1995 ou l'an 2005. Quand nous quitterons cet amphithéâtre aujourd’hui, nous devrons comprendre que nous sommes à Paris et ne pas confondre Paris avec Washington, D. C. ou San Francisco ou Tokyo. Nous ne devrons pas confondre des personnes différentes. Ce serait une erreur, par exemple, de confondre le président Chirac et le président Clinton. Ce serait une erreur de confondre Athéna et François premier, ou Jacques Cœur et Jeanne d’Arc. Si un homme coupe un morceau de pain en deux, nous ne devrons pas confondre l’agent et l'objet : l'homme est l’agent et le pain est l'objet. Nous ne devrons pas penser, par exemple, que l'homme qui coupe se divise lui-même. Nous ne devrons pas confondre le producteur avec la chose qu'il produit. Nous ne devrons pas confondre la représentation avec la scène représentée. Et ainsi de suite . . .

L’intégration bilatérale nous permet de garder séparés les espaces qui doivent rester séparés, et pourtant de les intégrer. Les espaces d'entrée restent tout à fait séparés, mis en correspondance par des relations vitales. Nous ne les confondons pas. Pourtant dans le blend, nous les confondons ; nous les intégrons. Un réseau d’intégration bilatérale nous donne une façon absolument merveilleuse d'avoir le beurre et l'argent du beurre. Ceci est bien sûr exactement ce qui arrive dans Harold et le Crayon Violet. Nous comprenons bien évidemment la différence entre la lune et un dessin de la lune. Cette différence est présentée dans les espaces d'entrée séparés et dans les relations qu'ils entretiennent. Mais dans le blend, ils sont intégrés.

C'est le genre d'intégration que nous trouvons en permanence dans l’art et la littérature : des phénomènes qui restent très différents dans les espaces d'entrée sont intégrés dans le blend.

Je voudrais proposer, pour désigner l'intégration d'éléments que, du point de vue de l'évolution, il serait préférable de ne pas confondre, l'expression de "fruit défendu." Nous devrions en effet laisser le fruit sur l'arbre, sous peine de mort ou de folie. Pourtant dans l’intégration bilatérale, nous cueillons ce fruit défendu. En fait, presque miraculeusement, nous pouvons laisser le fruit défendu sur l’arbre en gardant les espaces d'entrée et, en même temps, le cueillir en construisant le blend.

Je ne peux pas fournir de preuve biologique de cette vision que j'ai du cerveau humain cognitivement moderne, mais je me demande si le cerveau humain n’est pas un chambre de bulles, vaste et très dynamique, qui essaie constamment d'intégrer des phénomènes très différents. Peut-être que presque toutes ces tentatives ne survivent qu'un très bref instant. J’imagine que la plupart de ces tentatives échouent presque immédiatement parce que les principes constitutifs de l'intégration conceptuelle ne sont pas satisfaits, ou que les principes régulateurs de l'intégration ne sont pas satisfaits, ou que les réseaux d’intégration qui en résultent ne répondent à aucun de nos buts. Très peu de réseaux d’intégration conceptuelle réussissent, et parmi eux, très peu deviennent perceptibles à notre conscience. Mais ces tentatives constituent un système de variations conceptuelles dans le cerveau humain. Presque tous les résultats de ces variations sont rejetés. Mais une partie de ces variations, bien qu’elles commencent en intégrant des structures conceptuelles qui ne devraient pas être confondues, font surgir des nouvelles conceptions d'une grande puissance explicative et évocatrice.

L’art et la littérature se spécialisent dans ce genre de "fruit défendu". Dans beaucoup de cas relevant de l'univers des arts plastiques ou de la littérature, nous comprenons que les espaces d'entrée devraient être séparés ; néanmoins, ils sont intégrés, mêlés, confondus, associés dans l'espace intégrant.

Quelques fois, le fruit défendu est un peu choquant. Un exemple légèrement agressif a été analysé très perspicacement par mon collègue danois Per Aage Brandt. C'est La Tentative de l'Impossible par René Magritte.

Dans le tableau, La Tentative de l'Impossible (1928), Magritte nous amène à construire un réseau d'intégration qui suit les mêmes principes que les réseaux que nous trouvons dans Harold et le Crayon Violet.

Dans ce tableau, nous voyons un peintre qui peint une femme. Il n'applique pas la peint sur la peau d'une femme déjà existante. Il n'applique pas, comme on le fait habituellement, la peinture directement sur une toile pour faire surgir une image. Non, le corps de la femme est créé par la peinture, mais il n’y a pas de toile visible. Dans le blend de La Tentative de l'Impossible, comme dans les blends du livre Harold et le Crayon Violet, la réalité est un support sur lequel on peut dessiner directement, et ce qui est dessiné est réel.

Per Aage Brandt explique, dans son article consacré à la "Tentative de l'impossible" :

Le peintre et son modèle, dans un intérieur neutre, devant un mur couvert en partie de boiseries, aussi triste que l'aspect de cette femme dont l'artiste, au profil naïf et figé, n'a pas encore fini de créer le bras gauche, puisque "peindre une femme", c'est la faire exister en appliquant la couleur sur l'espace vide devant le pinceau : le jeu de mots sur ce verbe transitif ne fait pas rire les personnages, puisque la réussite même de cette "tentative" improbable n'aurait de sens que si derrière cette femme-hologramme se cachait une autre femme, la vraie, que ce portait fantasque remplace et rend impossible.

Il conclut :

La capacité que nous avons de comprendre sans difficulté qu'un espace peut en enchâsser un autre relève d'un schématisme cognitif. Notre capacité de former des combinaisons imaginables et intelligibles dans l'"impossible" des projections en est une extension particulièrement intéressante, dans la mesure où elle nous offre des contenus qui, peut-être parce qu'ils arrivent sur la scène de la présence pleine avec un retard calculé, apparaissent nimbés d'une prégnance singulière : ce sont des objets intentionnels par excellence, et leurs paradoxes semblent des évidences ; ces monstres de composition improbable apparaissent d'autant plus réels qu'ils sont impossibles, d'autant plus dynamiques qu'ils sont statiques. Ils nous "enchantent", comme le voulait Magritte, dont les pipes forment maintenant l'avant-garde des objets et des sujets rendus à leurs singularités qui nous attendent dans la trivialité de-trivialisée, sémiotisée.

La Tentative de l'Impossible semble un peu étrange, mais la plupart du temps, les blends de type "fruit défendu" ne choquent pas, bien qu’ils soient extrêmement inventifs. En fait, d'habitude ils manifestent une intuition profonde et cohérente. Il me faudrait beaucoup de temps pour analyser complètement un exemple pictural ou littéraire, et je voudrais plutôt donner une impression générale des mécanismes de l'intégration de type "fruit défendu." Je choisirai donc quelques exemples qui peuvent être présentés plus rapidement, y compris quelques exemples picturaux ou littéraires.

Voici un exemple de fruit défendu qui ne semble pas choquant.

Dans le New York Times du 8 juillet 1999, il y a un article rendant compte du fait qu'Hicham el-Guerrouj avait battu le record du mile, avec un temps de 3:43.13. L'illustration de cet article présente une course sur laquelle il y a six sprinters. Chaque sprinter a été le plus rapide de sa décade. Le sixième sprinter, par exemple, est Roger Bannister, qui a battu un record en courant le mile en moins de quatre minutes en 1954. Quand el-Guerrouj franchit la ligne d'arrivée, Roger Bannister est à la traîne des cinq autres sprinters. El-Guerrouj a 120 yards (c'est-à-dire environ cent dix mètres) d'avance sur Bannister. Cette illustration nous amène à construire un réseau d'intégration. Nous rangeons à part les six espaces d'entrée, mais nous les intégrons dans l'espace intégrant, et le résultat n'est ni étrange ni choquant. Au contraire, l'espace intégrant nous donne une vision intuitive très claire de la situation à l'échelle humaine. Le blend est la simulation d'une course mythique entre des géants du sport, qui n'ont jamais été adversaires en réalité. Bien qu'il soit important pour nous de ne pas confondre l’année 1999 avec l’année 1954, par exemple, et qu'il soit important d'ailleurs de ne pas penser que les sprinters de six décades différentes aient participé un jour à la même course, néanmoins, par la magie de l'intégration de type "fruit défendu", nous les maintenons séparés, et, en même temps, nous les intégrons.

Cet exemple n'est pas métaphorique. En fait, la plupart du temps, l'intégration du genre "fruit défendu" n'est pas métaphorique. Mais il y a beaucoup d'exemples métaphoriques et impressionnants de l'intégration de type "fruit défendu".

Dans La Divina Commedia de Dante, nous trouvons un cas typique de condensation des relations métaphoriques existant entre deux espaces d'entrée. Quand nous rencontrons Bertran de Born dans l'enfer, il porte sa propre tête à la main comme une lanterne.

Perch'io parti' così giunte persone,
   partito porto il meo cerebro, lasso!
   dal suo principio ch'è in questo troncone.
Così s'osserva in me lo contrapasso

Because I parted people so joined,
   I carry my brain, alas, separated
   from its root, which is in this trunk.
Thus is to be seen in me the retribution.

Parce que j'ai séparé des personnes ainsi liées,
   Je porte mon cerveau séparé, hélas,
   de son origine qu'est ce tronc
Ainsi on voit en moi le châtiment.
        (Traduction mot à mot, Maryse Laffitte.)

Un espace d'entrée contient Bertran de Born tel qu'il était pendant sa vie, la raison du désaccord entre le roi anglais et le fils du roi. Un autre espace d'entrée contient le cadre schématique présentant quelqu’un qui coupe un objet physique en deux. On perçoit une relation métaphorique selon laquelle séparer socialement ou psychologiquement deux personnes, c'est couper un objet en deux. Bertran est l’homologue métaphorique de celui qui coupe l'objet. Le roi et son fils sont les homologues métaphoriques des deux parties de l'objet coupé. Le péché de Bertran de Born, c'est d'avoir provoqué cette séparation. Bien qu'il nous faille distinguer la cause et son effet, nous voyons dans ce cas une intégration du genre "fruit défendu." Bertran de Born, qui est la cause, est intégré avec l'homologue métaphorique de l'effet. En réalité, ce n'est pas Bertran de Born qui a été coupé en deux ; au contraire, c'est lui qui, métaphoriquement, a coupé l'objet. Néanmoins, dans l'espace intégrant, c'est Bertran de Born qui est coupé en deux, physiquement. Cela nous donne une vision intuitive très claire, très visible, absolument inoubliable de ce qu'est ce péché et en outre, de ce qu'est la justice divine.

En revanche, voici un exemple de genre poétique qui n'est pas métaphorique. C'est un poème de Wallace Stevens qui s'appelle "The Snow Man", "Le bonhomme de neige." On doit distinguer un vrai homme et un bonhomme de neige, mais Wallace Stevens nous amène à les intégrer. Dans ce poème, le bonhomme de neige a des pouvoirs spéciaux de perception, précisément parce qu’il n’est pas déterminé par le penchant humain inévitable à percevoir le monde à travers les préjugés. Il est un


. . . listener, who listens in the snow,
And, nothing himself, beholds
Nothing that is not there and the nothing that is.

. . . auditeur, qui écoute dans la neige,
Et, n'étant rien en lui-même, il ne regarde
Rien qui ne soit là et regarde le rien qui est là.

Le lecteur de ce poème ne peut pas devenir un bonhomme de neige, comme celui de Wallace Stevens, mais il peut apprendre quelque chose de lui, en construisant le blend et en le contemplant.

Les exemples littéraires de l'intégration de type "fruit défendu" sont souvent les plus frappants et les plus mémorables. Ils sont aussi souvent les plus difficiles. "The Dream of the Rood", c'est-à-dire, "Le Rêve de la Croix", remonte au moins au huitième siècle. Quelques-unes de ses strophes sont gravées sur la célèbre Croix de Ruthwell. Ce poème est un exemple spectaculaire de l'intégration de type "fruit défendu." "Le Rêve de la Croix" nous montre, entre autres, comment un réseau d'intégration conceptuelle peut utiliser plusieurs scénarios comme espaces d'entrée. Dans ce poème, un pécheur raconte son rêve, dans lequel la "Rood" - c'est-à-dire la Sainte Croix - lui apparaît et lui parle de ses expériences. C'est une personnification.

Souvent quand nous regardons un objet physique, nous sentons d'une certaine manière qu'il nous communique quelque chose. Nous pensons que l'objet, d'une certaine manière, "exprime" son histoire. C'est un blend tout à fait normal, dans lequel l'objet ne parle pas exactement ; il est muet, mais néanmoins il exprime quelque chose. "Le Rêve de la Croix" exploite ce blend conventionnel pour créer un blend plus actif et plus vivant dans lequel la Croix parle réellement. De plus, la Croix raconte au pécheur des événements dont le pécheur n’a pas connaissance et dont il ne peut pas avoir connaissance. Dans l'espace intégrant de cette intégration de type "fruit défendu", le pécheur est l'auditoire de quelqu'un qui parle.

La Croix est elle aussi intégrée au Christ. La Croix est tachée de sang sur le côté, et, comme le Christ, elle saigne sur le côté. La Croix raconte comment elle a été prise dans la forêt par des ennemis, contrainte à prendre la forme d'une croix dans un dessein diabolique. Elle a été blessée par ces mêmes clous qui ont blessé le Christ ; la Croix et le Christ ont été tous deux l'objet de moqueries. Les souffrances que la Croix a supportées lui ont conféré l'immortalité et la capacité de guérir les pécheurs : la Croix explique que ceux qui portent son image n'ont pas peur, et qu'ils peuvent gagner le ciel grâce à elle.

La Sainte Croix est aussi intégrée au pécheur qui raconte le rêve. Cela est une intégration d’identification. Le pécheur est souillé par ses péchés, blessé par ses fautes, accablé. La Croix, elle aussi, a eu ses remords : elle croyait que c'était elle qui avait tué le Christ. Mais elle a été rachetée, car le pécheur peut être racheté.

Il y a dans cette histoire quelque chose de très intéressant, c'est que La Croix est aussi intégrée au rôle d'un "thane", une sorte de vassal. Un "thane", en anglais, est un guerrier qui sert un seigneur politique. Dans ce cas, le Christ est intégré au seigneur politique. Dans l'histoire de La Sainte Croix, le Christ est un héros fort, jeune et courageux, qui veut monter sur la Croix, qui se hâte vers elle. Il se déshabille et monte sur la croix, courageux devant la foule. C'est la Croix qui décrit en quoi il a fait son devoir ; il a servi la volonté du Seigneur, bien qu’il ait eu peur, bien qu’il ait été tenté de manquer à ses devoirs. Comme Peter Richardson en a discuté, le but de ce blend, mettant la Croix en scène, c'est de présenter un modèle de ce qu'est un bon "thane".

L'intégration conceptuelle de type "fruit défendu" est un genre de la pensée et du langage qui aurait dû intéresser les rhétoriciens classiques. Mais jusqu’ici je n'ai trouvé qu'un seul paragraphe dans lequel un rhétoricien classique était sur le point d'identifier l'opération mentale d'intégration conceptuelle. Et comme cela était prévisible, cela arrive dans le livre 3 de la Rhétorique d'Aristote, (le chapitre 3, [1406b]) :

The address of Gorgias to the swallow, when she had let her droppings fall on him as she flew overhead, is in the best tragic manner. He said, "Nay, shame, O Philomela." Considering her as a bird, you could not call her act shameful; considering her as a girl, you could; and so it was a good gibe to address her as what she was once and not as what she is.

La remarque de Gorgias à l'hirondelle, qui, en volant, lui a laissé tomber ses fientes, est dans le meilleur style tragique. Il lui dit, "Nenni, honte à vous, O Philomèle." Si vous la considère comme un oiseau, vous ne pouvez pas qualifier son acte d'honteux ; mais si vous la considérez comme une jeune fille, vous le pouvez ; c'était une bonne plaisanterie de s’adresser à ce qu'elle a été autrefois et non pas à ce qu’elle est actuellement.

L'acte honteux existe seulement dans l'espace intégrant : en effet, une jeune fille ne peut commettre cet acte et une hirondelle ne peut éprouver de honte. On ne sait pas très bien si Aristote a compris l’existence de l'espace intégrant. Il considère, sans doute, cette moquerie comme un exploit exotique et rare. Évidemment, une théorie de l'intégration conceptuelle, et peut-être même le fait d'identifier le phénomène de l'intégration conceptuelle, n'était pas accessible aux rhétoriciens classiques.

Les condensations de type "fruit défendu", portant sur l'identité, comme celle que nous venons de voir, sont très communes, comme nous le voyons dans le poème de William Butler Yeats sur la "métempsycose" de Fergus, le Roi de la Branche Rouge, qui est devenu Druide :

I see my life go drifting like a river
From change to change; I have been many things -
A green drop in the surge, a gleam of light
Upon a sword, a fir-tree on a hill,
An old slave grinding at a heavy quern,
A king sitting upon a chair of gold -
And all these things were wonderful and great;
But now I have grown nothing, knowing all.

Je vois ma vie passer comme une rivière
De changement en changement ; j'ai été beaucoup de choses -
Une goutte verte dans la montée de l'eau, un éclair de lumière
Sur une épée, un sapin sur une colline,
Un vieil esclave qui tourne un lourd moulin,
Un roi qui s'assied sur une chaise d’or -
Et toutes ces choses ont été magnifiques et merveilleuses ;
Mais maintenant je suis devenu un rien, qui sait tout.
      (Traduction mot à mot, Maryse Laffitte.)

Les condensations de type "fruit défendu" portant sur le temps sont également très communes. Si nous examinons la représentation d'une Annonciation, nous "voyons" la Sainte Vierge qui tient un livre. C'est un anachronisme. De plus, le livre est souvent ouvert aux pages du récit de l'Annonciation. La chambre à coucher de la Vierge peut présenter certains éléments caractéristiques d’une église - comme le livre de messe et la nappe d'autel. La chambre peut avoir des fenêtres à remplage qui représentent la Trinité, ou l'intérieur d’une église Gothique comme nous le voyons dans l'Annonciation de Jan van Eyck. Une Annonciation peut figurer Dieu en haut à gauche et quelques traits qui représentent le "souffle" de Dieu, bien que le souffle soit invisible et que ce qui vient de la bouche de Dieu soit non seulement le souffle mais aussi l’esprit et la création de la vie. Le blend nous donne une vue synoptique et instantanée de l’histoire.

Par exemple, dans l'Annonciation de Rogier van der Weyden, nous voyons un médaillon au-dessus du lit qui représente la Résurrection.

Au moment de l'Annonciation, le Christ n’est pas pourtant né. Et au moment de la Résurrection, il est ressuscité des morts. Nous séparons ces deux espaces d'entrée, mais nous pouvons les intégrer dans l'espace intégrant.

Dans le retable de Mérode, un homunculus tolère déjà sa propre croix alors qu'il est transporté par le souffle de Dieu.

L'Annonciation est très différente de la Crucifixion, mais ce tableau les intègre. Les Annonciations de ce genre dépendent de l’intégration de type "fruit défendu" pour intégrer des espaces d'entrée qui relèvent de moments temporels très différents.

Mon hypothèse est que l’histoire des êtres humains a été définie par l'évolution de notre aptitude à construire des réseaux d’intégration conceptuels utilisant des espaces d'entrée fortement contradictoires. Nous créons de cette manière un sens nouveau dans l'espace intégrant.

Cette histoire n'est pas une histoire de triomphe ou de joie. Au contraire, cette aptitude nous rend accessibles à une douleur profonde. Un enfant qui meurt, par exemple, reste toujours mentalement avec nous dans un espace intégrant. L’enfant ne disparaît jamais ; il est toujours là, projetant son ombre sur le jour, bien que nos jours aient changé radicalement depuis sa mort. Dans le blend, nous pouvons imaginer l'enfant vivant, et même devenu adulte.

Dans un autre cas, nous sourions parfois devant la réaction de notre grand-père mort devant les décisions qui prend notre fils, bien que notre grand-père véritable n’ait jamais rencontré notre fils véritable. Nos actions, nos émotions, nos croyances, et nos désirs dépendent de ces intégrations. En utilisant l'intégration conceptuelle, nous imaginons des avenirs et nous choisissons entre eux. Nous construisons des scènes mentales qui sont contrefactuelles, et quelquefois nous souffrons du fait qu'elles soient contrefactuelles. La poésie et l’art vont chercher très souvent leur vérité dans de telles intégrations.

"Qui est-ce qui nous a tordus ainsi ?" demande Rilke. ["Who has twisted us like this?" "Wer hat uns also umgedreht?" (Rilke 1961 [1922]: 65)]

. . . les animaux perspicaces remarquent immédiatement
que nous ne sommes pas très à l’aise
dans le monde qui est interprété.
. . . the shrewd animals
notice that we’re not very much at home
in the world we’ve expounded.
und die findigen Tiere merken es schon,
daß wir nich sehr verläßlich zu Haus sind
in der gedeuteten Welt. (Rilke 1961 [1922]; 2)

Aucune personne, aucune chose, aucune culture ne nous ont tordus ainsi, mais plutôt le développement d'une faculté qui apporte un pouvoir sans précédent mais qui n'apporte aucune garantie de plaisir - l’intégration conceptuelle de type "fruit défendu."

Il est une histoire selon laquelle les êtres humains sont devenus modernes parce que, dans le jardin d'Eden, ils ont cueilli le fruit défendu. Ils ont donc acquis une grande connaissance et de grandes facultés, mais aussi de grandes souffrances et de grandes difficultés. C'est une vieille histoire, une allégorie qui vient d'une tradition peu scientifique. Mais j'émets l'hypothèse que cette histoire propose une représentation raisonnable de l’évolution du cerveau humain et de l’évolution des êtres humains. Nous avons commencé à cueillir le fruit défendu, et cela nous a rendus humains.

Mais me voilà maintenant la fin de ce cycle de conférences. Je vous remercie de votre attention.

 

RÉFÉRENCES

Richardson, Peter. (in press) "Making Thanes: Rhetoric, Literature, and State Formation in Anglo-Saxon England," Philological Quarterly.

Rilke, Rainer Maria. 1961 [1922]. Duino Elegies, with English Translations by C. F. MacIntyre (Berkeley: University of California Press).


Mark Turner | Conférences au Collège de France


http://turner.stanford.edu