Madame la Présidente, très chers collègues, je voudrais d’abord remercier tous les organisateurs de cette cérémonie. C’est un véritable honneur pour moi de prendre la parole aujourd’hui au nom de l’Université de Haute Alsace en reconnaissance des travaux d’un grand chercheur.
Je connais Mr Turner personnellement depuis 22 ans. Après mes études de Master à Boston, je suis parti faire mon doctorat en 1997 dans la banlieue de Washington DC à l’Université de Maryland. Le département d’études anglaises de cette université avait une bonne réputation et de nombreux professeurs dans tous les domaines, notamment un certain Mark Turner. Je l’ai contacté en juin 1997 (en bon étudiant que j’étais), afin de savoir ce qu’il fallait lire pendant l’été avant la rentrée. Il m’a conseillé de commencer par son livre, The Literary Mind, que j’ai lu en France en juillet pendant mes vacances. En septembre, nous étions 7 dans le séminaire de linguistique avec lui (quel luxe!). Dès novembre j’ai su que je voulais faire ma thèse sous sa direction.
Cela dit, Mr Turner avait imposé une condition : il fallait obtenir un poste d’enseignant-chercheur après la thèse. Comme tous ses anciens doctorants avant moi avaient trouvé un poste après leur thèse, son taux de réussite était de 100%, et selon lui, et il ne fallait surtout pas rompre avec cette belle tradition. Heureusement, quatre ans plus tard, j’ai soutenu ma thèse en 2001 et obtenu dans la foulée un poste en Angleterre, avant de venir à Mulhouse en 2006. Depuis notre rencontre à College Park il y a longtemps, nos chemins se sont croisés un peu partout dans les colloques, et il nous fera un très grand honneur demain en clôturant notre 8e colloque d’AFLICO ici.
Etudier ou travailler avec Mr Turner peut changer la vie des doctorants. J’en suis un exemple. Sa pédagogie avec les étudiants est simple car elle se base sur une relation de confiance. Il répond à leurs questions, discute avec eux, et les aide à devenir rapidement autonome afin de poursuivre leurs passions intellectuelles, tout en leur donnant de bons conseils. Une telle formation aide les doctorants à devenir de véritables acteurs de recherche plus tard. Si l’on établissait une sorte d’arbre généalogique de ses anciens doctorants, post-doctorants, et autres chercheurs ayant collaboré avec lui, on les trouverait disséminés un peu partout aux USA, mais aussi dans le monde entier.
Oui, son influence dépasse les frontières. Dans ses nombreuses publications, son style est limpide et accessible, et ses œuvres nous servent de modèle. En outre, il voyage sans cesse afin de promouvoir la linguistique cognitive. Aujourd’hui, sa recherche sur la communication multimodale et le projet international ‘Red Hen’ aide des centaines de chercheurs du monde entier à travailler ensemble enfin de faire avancer le savoir dans un esprit de collaboration.
Avoir une bonne idée, une idée originale, est chose rare dans la carrière d’un chercheur. Mr Turner en a déjà eu plusieurs qui ont marqué plusieurs disciplines. Je suis seul devant vous, mais je sais que je parle au nom de beaucoup en félicitant Mr Turner aujourd’hui pour le titre de Docteur Honoris Causa qu’il mérite tant.
Turner, Mark.
Érudits errants: Discours prononcé à l’occasion de la remise du titre de
Docteur honoris causa de l’Université de Haute Alsace. 6 juin 2019.
Madame la présidente, chers amis et collègues, cher laudator,
Recevoir un doctorat honoris causa d’une université française est un délice, un trésor tout à fait exotique. Quand j'étais surfeur en Californie, la France semblait se situer à la périphérie du monde, à travers le vaste continent nord-américain et, de façon inaccessible, de l'autre côté de l'océan Atlantique. La France était un symbole lointain d'intellect et de beauté. Certes, je n'aurais jamais pensé pouvoir visiter la France.
Et pourtant, cinquante ans plus tard, nous sommes ensemble en France! Mes amis de Haute-Alsace, je vous remercie.
Quand j'étais surfeur, il y avait, bien sûr, des entreprises mondiales, comme la guerre et le commerce. Mais les voyages, les communications, et la recherche étaient, presque toujours, locaux, et non mondiaux. Les télécommunications individuelles n'existaient pas! Les conversations téléphoniques internationales étaient étranges, peu fiables, et outrageusement chères. À cause de ces restrictions, la recherche mondiale consistait principalement en des publications et correspondances personnelles. Mais la publication et même la correspondance étaient très lentes et asynchrones.
La formation d'un jeune chercheur aurait été menée localement, au sein d’un petit groupe de personnes vivant près de l'université. Les délais dans la communication mondiale et l'étroitesse de la communauté coûtent cher. Un groupe de chercheurs devenait facilement insulaire et dépassé.
Heureusement, il y avait des traditions compensatrices, certaines d’entre elles inventées au cours du Moyen Âge comme par exemple les érudits errants ou les professeurs invités. Ces vagabonds portaient la responsabilité de combattre l’insularité des tribus de recherche locales.
Quel changement radical j'ai vu au cours de ma vie! Aujourd'hui, mes collaborateurs de recherche vivent sur cinq continents différents. Mon article de recherche le plus récent a onze auteurs de quatre continents différents. Les organismes de financement de quatre continents différents fournissent les ressources pour mes recherches. Je vole environ cent cinquante mille kilomètres par an et je vois des milliers de chercheurs face à face.
Le plus grand changement de ma vie en terme de recherche mondiale a été provoqué par le développement de la visioconférence Internet de première ordre. Le laboratoire que je co-dirige s'appelle «International Distributed Little Red Hen Lab», qui peut être traduit en français par “Le laboratoire de distribution internationale des petites poules rouges,” ou tout simplement “Red Hen Lab.” Il y a des centaines de “Red Hens.”
Plusieurs fois par semaine, les «poules rouges», les “Red Hens,” se rencontrent pendant de longues visioconférences mondiales pour réfléchir ensemble à la recherche, rédiger des rapports de recherche, concevoir des expériences, écrire du code informatique, et préparer des demandes de subventions. Les professeurs présentent des étudiants sélectionnés à la communauté de recherche mondiale.
Malgré cette mondialisation, il est très rare qu'un chercheur soit titulaire de plusieurs doctorats de plusieurs universités de plusieurs pays. Il est extrêmement rare pour un professeur d’avoir des références, des nominations, des privilèges et de l’autorité dans plusieurs universités de plusieurs pays.
Devons-nous considérer la cérémonie d’aujourd’hui comme une invitation à envisager de réduire certaines de ces limitations et restrictions historiques? Pouvons-nous créer une nouvelle structure mondiale dans laquelle une université confie à un professeur étranger le pouvoir de diriger ses propres doctorants? Pouvons-nous élargir le système des doctorats honoris causa de sorte que le destinataire porte, en plus de l'honneur, une nouvelle responsabilité en matière de recherche mondiale entre institutions?
Mes amis de Haute-Alsace, dans l'espoir de travailler avec vous pour trouver de nouvelles possibilités de faire progresser la recherche et la formation mondiales, je vous remercie de tout cœur pour ce nouvel honneur.